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L’ART MODERNE


ŒDIPE-ROI


Des comédiens venus de Paris ont représenté jeudi dernier, sur le théâtre de la Monnaie, l’œuvre d’un auteur peu connu, nommé Sophocle. Malgré la musique assez arriérée dont un compositeur de la vieille école a cru devoir l’accompagner, cette très moderne tragédie (car c’en est une, et en vers, oui, général !) fort indépendante et même passablement insolente, a remporté un grand succès. Les passages les plus scabreux, l’inceste et le parricide qui en sont les ressorts principaux, n’ont pas paru choquer le moins du monde (bien au contraire !) l’élégant auditoire qui sifflait, l’an dernier la Puissance des Ténèbres et qui, récemment, accablait Nora de son mépris. L’ovation qu’on a faite à l’ouvrage a été si spontanée, si générale qu’il sera difficile à M. Eeman d’interpeller le ministère au sujet de cette représentation, assurément licencieuse et irrévérente au bon goût.

Sophocle l’a échappé belle. Et cela, grâce à un malentendu. On ignore généralement qu’il avait écrit sa tragédie pour le Théâtre-Libre, et que c’est par suite d’une erreur de la poste qu’elle est arrivée à la Comédie-Française.

Acceptée, après n’avoir fait antichambre que pendant deux mille ans, et jouée par M. Mounet-Sully avec une autorité sans égale, elle a été déclarée admirable. Si elle fût venue du théâtre de M. Antoine, la langue française eût été trop pauvre en injures et en sarcasmes.

Car, il faut le reconnaître, voilà bien une singulière pièce. Il n’y est pas question d’amour. L’intérêt est restreint aux seuls éléments psychologiques et se concentre sur le caractère d’un personnage unique que les développements de l’action nous montrent incestueux, régicide et parricide. Fi, le vilain Monsieur ! Avec ses orbites vides et sanglantes, sa face tuméfiée, tel qu’il ose se montrer, au dernier acte, à une compagnie distinguée, il est tout simplement révoltant. Et avec cela, des idées assez anarchiques sur le pouvoir éphémère des rois, sur la fatalité qui pèse sur l’homme et en fait le jouet de la destinée. La dignité humaine, le libre arbitre, le respect de l’autorité, que faites-vous de tout cela, Monsieur Sophocle ? Ce révolté de Tolstoï partage votre erreur. On le siffle. Rien de plus normal. Mais vous, on vous applaudit. Cela ne peut être que par distraction. Car il est inadmissible que la seule éti-