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personnages, les vérités profondes et émouvantes qu’ils énoncent n’en jailliraient pas moins, comme des éclairs, des événements qui se déroulent sous les yeux.

Les traits, dessinés avec une étonnante sûreté par le vieil auteur, sont définitifs. Ils se gravent dans la mémoire d’une manière indélébile. Et l’on ne conçoit pas qu’il soit désormais possible de raconter autrement, et en ayant recours à d’autres moyens dramatiques, la sanglante histoire qui sert au tragique de prétexte pour nous émouvoir.

Tirésias, le Messager de Corinthe, L’Esclave du feu roi, Kréôn, tous les personnages, en apparence épisodiques, qui gravitent autour du fils de Laïos et resserrent les mailles de l’épouvantable fatalité qui l’emprisonne, font partie intégrante du tableau, sans qu’il vienne à l’esprit la pensée qu’un d’eux puisse être supprimé ou qu’il soit possible d’intercaler parmi eux quelque figure nouvelle. Tous concourent au dénouement d’une manière pressante, et ainsi se dégage l’admirable unité qui fait de l’œuvre, non la représentation d’un fait historique ou légendaire, mais une conception supérieure : l’Idée rendue concrète, saisie par les ailes et jetée, palpitante, dans le cadre d’un drame, dont le décor, très simple, accentue encore la portée symbolique : à gauche est un temple, à droite un palais, et toute l’action se déroule, sans changements, entre les deux édifices.

Que les esprits sincères qui se sont laissés emporter, jeudi, par l’émouvante représentation d’Œdipe-Roi, l’un des plus magnifiques spectacles auxquels nous ayons assisté, fassent sur eux-mêmes un retour, s’il en est parmi eux qui méconnaissent la haute portée du théâtre moderne que nous soutenons. Ils comprendront qu’un lien solide rattache les œuvres qui en sont issues aux chefs-d’œuvre de l’art antique, bien qu’en apparence elles en soient éloignées. Et ce lien est tout naturel : car l’Art demeure, à travers ses évolutions, toujours immuable, pour le motif qu’il n’existe qu’en raison des sentiments qui agitent l’humanité.



Les Origines de la littérature décadente

conférence de m. t. wizewa au salon des xx[1]

Voilà donc ce que M. Huysmans a fait connaître aux mille jeunes gens : un poète qui exprimait les émotions par de la musique, et un poète qui les exprimait par des symboles, qui donnait à la poésie quelque chose à mettre en musique.

Une seule chose restait à conquérir : la liberté de la forme. Faire une poésie qui exprimait les émotions, c’était le but ; mais on ne pouvait y parvenir si l’on continuait à subir la tyrannie des règles du vers, telles que les avaient formulées les Parnassiens. Il fallait trouver une forme plus libre, une forme qui ne fût plus inspirée d’avance, qui pût se mouler sur les émotions à exprimer au lieu de les mouler sur soi. Cet élément nouveau fut apporté à la littérature décadente par un troisième poète, un poète certes égal aux deux autres, et dont je ne puis prononcer le nom sans un serrement de cœur, par Jules Laforgue.

Laissez-moi vous dire les raisons qui me font ranger Laforgue à côté de deux maîtres dont j’estime et admire les ouvrages plus que de personne.

D’abord, il n’y eut jamais vocation artistique plus fatale, plus instinctive que celle de mon jeune ami. Vous ignorez peut-être que celui qui, dans son art, a eu la grande ardeur du siècle, était, dans la vie privée, le plus timide des hommes. Les auteurs qu’il admirait, c’était… c’était des écrivain d’un immense talent, mais qu’on ne s’attendait pas à voir mis au dessus de tous par un novateur comme Laforgue. Et quant à tous les irréguliers de l’art, il les aimait comme il aimait naïvement toutes choses : mais il s’avait qu’il était hors d’état de les jamais comprendre. Non, s’il a fait les vers qu’il a faits, ce n’est pas pour épater le bourgeois, ce n’est pas pour faire parler de lui. Il les sentait ainsi ; il a cherché des années à exprimer dans les formes accoutumées, les émotions merveilleuses dont il avait l’âme pleine : il a fait ainsi des centaines de sonnets, des poèmes à forme parnassienne, très corrects, très beaux, mais où apparaît toujours une contrainte irréductible. Et c’est ainsi que peu à peu, avec des craintes infinies, il s’est décidé à couvrir de la forme qu’il sentait les émotions qu’il sentait.

Ces émotions vous les connaissez tous ; il vous a suffit de jeter les yeux sur une page de Laforgue pour vous sentir remués d’un frisson nouveau. Vous connaissez ce mélange extraordinaire de langoureuse mélancolie et de folle gaieté, ces successions d’idées si imprévues et toujours si piquantes, ces sanglots qui tout d’un coup éclatent parmi des plaisanteries adorables.

Mais cela, c’était une chose propre à Laforgue : il fallait l’admirer, il ne fallait pas songer à l’imiter. Au point de vue extérieur, le service qu’a rendu Laforgue à la poésie, ç’a été de la délivrer de toutes les règles traditionnelles. Vous savez avec quelle mesure il a fait cette réforme, secouant les règles inutiles l’une après l’autre ; d’abord la loi des rimes plurielles et singulières ; puis la loi des alternances de rimes masculines et féminines ; enfin les règles fondamentales du rythme fixe et de la rime périodique.

Ces trois artistes, M. Verlaine, M. Mallarmé et Laforgue, à eux trois, en outre de ce qui leur était personnel et qu’on ne pouvait songer à imiter, donnaient un ensemble de direction où la poésie nouvelle pouvait hardiment s’engager. Il n’y avait plus qu’à choisir avec soin des émotions vraiment poétiques, à leur trouver une musique verbale appropriée, et à les revêtir d’une forme extérieure qui les accueillit en toute liberté.

Les mille jeunes gens n’avaient plus qu’à se mettre en route. Ils sont partis, et voilà cinq ans qu’ils marchent, avec accompagnement de cymbales et de castagnettes.

Mais ce mouvement qui nous apparaissait si légitime, et qui avait débuté sous l’auspice de si admirables maîtres, n’est pas arrivé au but visé.

À quoi donc faut-il attribuer cet avortement ? À plusieurs causes très manifestes, que je vais vous demander la permission de vous énumérer.

Cela tient d’abord à ce que la plupart d’entre eux sont trop pressés de produire. Je sais bien que tout le monde en est là

  1. Suite et fin. — Voir notre dernier numéro.