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L’ART MODERNE

peu et n’ambitionnant rien, elles resteront les témoignages d’une organisation supérieure, elles compteront spécialement dans l’impressionnisme, auprès des chefs-d’œuvres de Degas, pour montrer à quel point cet art si décrié jadis a, dès le début, aimé le naturel et regardé la vie avec un réalisme pieux.

Avant tout s’offriront à l’admiration les enfants peints par Miss Cassatt, leurs yeux illuminés de joie, leurs corps nus d’une chair si blonde et si fraîche, leurs bras agités vers l’avenir et levés vers tous les fruits, pommes carminées des vergers ou soins rosissants dans la blancheur déclose des corsages. Les eaux-fortes en couleurs représentant des scènes intimes, enfants au tub dont la chair ambrée frissonne parmi les linges et les faïences à fleurs, enfants allaités et endormis, enfants demi-vêtus impatients des mains maternelles, ces eaux fortes aux tonalités cloisonnées, nettes, vives, comprises avec un goût décoratif charmant, procèdent à la fois des Japonais et de Degas par leur bel aspect d’estampes à teintes plates et la ténuité de leur dessin. On reste étonné d’une science qui sait, discrètement ferme, s’effacer devant le naturel des scènes et ne pas surcharger leur charme immédiat. L’artiste se fait oublier, on n’applaudit pas à sa virtuosité, elle n’est pas le but du tableau : tout se coordonne, la vie apparaît telle que le peintre l’a surprise, avec tout, juste la stylisation nécessaire à concentrer l’intérêt là où il faut que nos regards le rencontrent.

La composition reste toujours picturale, large, servie par une exécution vigoureuse : le pastel ou le pinceau touche de carmin une lèvre, illumine un nez ou un œil, précise une valeur, colore les ombres, dispose les fonds par de spacieuses hachures massées, accumulées sans timidité. Tout est à sa place, les valeurs, sont d’une justesse constante, et les grands plans se présentent avec beauté. De loin, un tableau de Miss Mary Cassat est toujours une tache harmonieuse, décorative.

L’œuvre entière de Miss Cassat donne en outre l’impression d’une psychologie s’élaborant en même temps que l’organisme, sans le précéder, sans le suivre ; elle a su fixer une heure ingrate, difficilement saisissable, de l’évolution humaine, et en cela elle est vraiment un des peintres de notre époque qui ont le plus naturellement touché à la constatation de la pensée à travers la constatation de la forme. Nous sommes si désireux de trouver tout de suite chez un être, même embryonnaire, quelque secret qui réponde aux nôtres, que nous voyons la plupart de nos peintres poursuivre ce secret jusque sur le masque de la puérilité, le forcer à dire ce qu’il ne sait pas de lui-même, le vieillir avant l’âge, le prendre pour le thème anticipé de leur inquiète recherche du caractère. Aucun, ou presque, ne le situe à son âge et ne fait paraître sur le visage enfantin les sentiments qui lui sont propres ; niés au seul profit de l’éclat des yeux et des lèvres, ou exagérément affirmés, ils se superposent à sa véritable psychologie, même chez Carrière et même chez Renoir.

Il était réservé à Miss Mary Cassatt de trouver la juste mesure. C’est peut-être le premier peintre d’enfants qui ait existé depuis bien longtemps à cause de ce tact exquis. Il faut y joindre l’attrait d’une exécution de haute valeur, d’un coloris qui, sans être pleinement révélateur, se réfère à une harmonie chaude, dorée, sans jamais ravaler l’importance des plans, l’ordonnance des lignes, l’évidence de l’expression, du geste et du décor. Il importe peu qu’une telle artiste, à l’écart des Salons, des faciles et incompréhensibles louanges de la critique courante, ait seulement obéi à son plaisir de peindre et y ait voulu trouver le seul prix de son effort, avec l’estime où la tiennent un public restreint de confrères et d’amateurs. Elle a été fidèle sans servage au groupe des premiers impressionnistes : après en avoir partagé dignement les vicissitudes, elle en suivra la fortune. Manet persista à se présenter aux Salons dans un sentiment de chef d’école convaincu de la bonté de sa cause et de son droit à se montrer sincère et entier au grand public dans sa noble intransigeance. Miss Cassatt a préféré, par aristocratisme, se ranger auprès de Monet, de Degas, de Renoir, combatifs dans leur art et amoureux du silence dans leur vie, trouvant plus noble l’exclusion et s’en remettant aux années et à la justice immanente. L’œuvre de Miss Mary Cassatt, devant cette justice qui du moins on art garde sa valeur inaliénable, apparaîtra singulièrement cohérente et significative dans ce dernier grand sursaut de spontanéité de l’école française au xixe siècle. Ce qu’elle a fait, nul ne l’a fait de la même manière ; elle a conquis son originalité par son grand, son sérieux amour du travail sincère, avec un sens heureusement précis de la destination exacte et des limites naturelles de son tempérament et de son art.


LES PRIMITIFS FLAMANDS

M. Eugène Baie, l’auteur de l’Épopée flamande, nous adresse la lettre suivante :

  Mon cher Directeur,

Par une coïncidence curieuse, les primitifs flamands ont inspiré ces jours-ci d’abondants commentaires. Que je vous signale, entre tous, ceux de M. Petrucci. D’une part, sa fine lucidité y saisit les caractères psychologiques avec cette sûre pénétration qui replace un type dans ses conditions d’activité quotidienne ; d’autre part, elle met un nom sur chacun des détails disparates accumulés dans ces visions bizarres que suggéra la surexcitation du sentiment religieux : parcourez plutôt, à ce sujet, les analyses