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LE POÈME DE LA SIBÉRIE

À ces mots il sortit de la galerie, et la moitié de la foule le suivit.


VIII

LES DEUX ÉPOUX.


Et en avançant plus loin, ils virent beaucoup d’hommes pâles et souffrants dont les noms sont connus dans la patrie.

Et ils arrivèrent près d’un lac souterrain, et côtoyèrent le flot sombre et immobile que la lueur des torches illuminait par endroits.

Et le chaman dit : Est-ce là la mer de Génézareth des Polonais, et ces hommes sont-ils les pêcheurs de l’infortune ?

Un de ceux qui étaient assis tristement sur le bord de l’eau noire, répondit d’un air pensif : On nous permet de rester sans rien faire, car c’est aujourd’hui la fête du souverain et c’est un jour de repos.

Nous nous sommes donc assis auprès de cette eau sombre pour rêver, méditer et nous reposer, car nos âmes sont plus lasses que nos corps.

Nous venons de perdre, il y a quelques jours, notre prophète : ce rocher était sa place favorite.

C’était un homme pâle aux yeux bleus ; il était maigre et plein de feu[1].

Il y avait sept ans qu’il était avec nous quand une nuit l’esprit prophétique s’empara de lui, et il sentit que sa patrie tressaillait[2], et pendant toute la nuit il nous raconta ce qu’il voyait, riant et pleurant tour à tour.

Et vers le matin il devint triste et s’écria : les voilà qui ressuscitent ; mais ils ne peuvent rejeter la pierre du tombeau ! À ces mots, il tomba mort, et nous lui élevâmes ici cette croix de bois.

Et deux ans après, de nouveaux exilés nous racontèrent ce qui s’était passé, et en comptant les nuits nous reconnûmes que le prophète nous avait dit la vérité ; nous voulûmes donc l’honorer, mais il n’était plus sur la terre.

  1. Peut-être l’auteur veut-il parler de Thomaa Zan, qui fut déporté en Sibérie vers 1823.
  2. Révolution de 1830.