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LE POÈME DE LA SIBÉRIE

Il n’y a plus sur ma tête un seul des cheveux qui la couronnaient naguère : mes os même se sont renouvelés, — et je me souviens toujours.

Il n’y a pas un corbeau dans les airs qui n’ait au moins en sa vie une nuit de sommeil dans un nid paisible. Mais moi, Dieu m’a oublié ! Je voudrais mourir !

Car il me semble que quand je serai mort, Dieu même regrettera ce qu’il m’a fait en songeant que je ne renaîtrai pas à une nouvelle vie.

Car naître et ressusciter sont choses bien différentes : le cercueil nous rend, mais il ne nous voit pas avec les yeux d’une mère.

Oui, je suis triste, parce que j’ai vu cet ange, et je voudrais être mort hier !

Et le chaman levant les yeux vers les étoiles dit : En vérité, de même que beaucoup ont été jadis possédés par les démons, aussi beaucoup aujourd’hui sont possédés par un ange.

Que faire ? Je chasserai du corps tous ces esprits et je les ferai, aller dans les lis des eaux ou s’envoler dans les étoiles brillantes et habiter dans les choses les plus charmantes pourvu qu’ils abandonnent les hommes.

Sais-tu quel était cet ange triste dans le cimetière ? Il s’appelle Éloa ; il naquit d’une larme que versa le Christ au haut du Golgotha[1], d’une larme qui fut répandue sur les nations.

On a écrit quelque part l’histoire de cet ange dont Marie fut l’aïeule ; comment elle pécha en s’apitoyant sur les tourments des noirs chérubins, comment elle aima l’un d’entre eux et s’envola avec lui dans les ténèbres.

Et maintenant, exilée comme vous ; elle aime vos tombes : elle est la gardienne des sépultures, et elle dit aux ossements : Ne gémissez pas, mais dormez.

Elle écarte les rennes quand ils viennent arracher la mousse de dessous la tête des morts : et ils lui obéissent comme à leur bergère.

Familiarise-toi avec cet ange pendant ta vie : car plus tard il marchera sur ta tombe à la lueur de la lune : accoutume-toi à sa voix, pour qu’elle ne t’éveille point quand elle te parlera.

En vérité, pour les âmes tristes, cette contrée est belle et n’est point déserte : car cette neige ne souille point les ailes des anges et ces étoiles sont belles.

Ici viennent les mouettes : ici elles font leurs nids, ici elles

  1. Voyez le poëme d’Éloa d’Alfred de Vigny.