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revue musicale de lyon

BERLIOZ À LYON

(Août 1845)

On sait que Berlioz a séjourné plusieurs fois dans notre ville ; nous publions ci-dessous une lettre relatant son premier séjour en août 1845 ; c’est un vrai document lyonnais écrit avec cette verve et cet esprit qu’on retrouve dans toutes les correspondances et dans tous les articles du musicien.

« Il faut vous dire, que je suis né dans le voisinage de cette grande ville (Lyon) et qu’en ma qualité de compatriote des Lyonnais, j’avais le droit de compter sur toute leur indifférence. C’est pourquoi quand l’idée me fut venue par vingt-cinq degrés de chaleur, au mois d’août, de les menacer d’un concert, je crus devoir mettre leur ville en état de siège. J’écrivis de Marseille à Georges Hainl, le chef du pouvoir exécutif et de l’orchestre du Grand-Théâtre de Lyon… Les sociétés de Dijon et de Chalon avaient répondu à notre appel, elles nous promettaient une vingtaine d’amateurs, violonistes et bassistes ; une razzia habilement opérée sur tous les musiciens et choristes de la ville et des faubourgs de Lyon, une bande militaire de la garnison et surtout l’orchestre du Grand-Théâtre, nombreux et bien composé, renforcé de quelques membres de l’orchestre des Célestins, nous fournirent un total de deux cents exécutants, qui, je vous le jure, se comportèrent bravement le jour de la bataille.

« J’eus même, poursuit-il, le plaisir de compter parmi eux un artiste d’un rare mérite qui joue de tous les instruments et dont je fus l’élève à l’âge de quinze ans. Le hasard me le fit rencontrer sur la place des Terreaux ; il arrivait de Vienne et ses premiers mots en me rencontrant furent :

« — Je suis des vôtres ! de quel instrument

jouerai-je ! du violon, de la basse, de la clarinette ou de l’ophicléide ?

« — Ah ! cher maître, on voit bien que vous ne me connaissez pas, vous jouerez du violon ; ai-je jamais trop de violons ? en a-t-on jamais assez ?

« — Très bien. Mais je vais être tout dépaysé au milieu de votre grand orchestre où je ne connais personne ?

« — Soyez tranquille, je vous présenterai.

« En effet, le lendemain, au moment de la répétition, je dis aux artistes réunis, en désignant mon maître : Messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter un très habile professeur de Vienne, M. Dorant ; il a parmi vous un élève reconnaissant ; cet élève c’est moi ; vous jugerez tout-à-l’heure que je ne lui fais pas grand honneur, cependant veuillez accueillir M. Dorant, comme si vous pensiez le contraire et comme il le mérite.

« On peut se faire une idée de la surprise et des applaudissements. Dorant n’en fut que plus intimidé encore, mais une fois plongé dans la symphonie, le démon musical le posséda tout entier ; bientôt je le vis rougir en s’escrimant de l’archet, et j’éprouvai à mon tour une singulière émotion en dirigeant la Marche au supplice et la Scène aux champs exécutées par mon vieux maître de guitare que je n’avais pas vu depuis vingt ans.

« Les trompettes sont presque aussi rares à Lyon qu’à Marseille, et nous eûmes grand’peine à en trouver deux[1]. Les charmes du cornet à pistons et les succès qu’il procure au virtuose dans les bals champêtres, deviennent de plus en plus irrésistibles pour les musiciens de province. Si l’on n’y prend garde, la trompette, dans les plus grandes villes de France, sera bientôt, comme le hautbois,

  1. La situation n’a guère changé depuis soixante ans : Les cornets à pistons abondent comme autrefois et les trompettes sont toujours introuvables.