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1re Année * No 4
Mardi 10 Novembre 1903

REVUE MUSICALE DE LYON

Paraissant le Mardi de chaque Semaine, du 20 Octobre au 20 Avril

Léon VALLAS
Directeur-Rédacteur en Chef

Principaux Collaborateurs
L. AGUETTANT ; Fernand BALDENSPERGER ; Gabriel BERNARD ; M.-D. CALVOCORESSI ; M. DEGAUD ; FASOLT et FAFNER ; Henry FELLOT ; Daniel FLEURET ; Albert GALLAND ; Pierre HAOUR ; Vincent d’INDY ; JOWILL ; Paul LERICHE ; René LERICHE ; Edmond LOCARD ; Victor LORET ; A. MARIOTTE ; Edouard MILLIOZ ; J. SAUERWEIN ; Georges TRICOU ; Jean VALLAS ; Léon VALLAS ; G. M. WITKOWSKI
Études sur l’Expression Musicale de l’Amour

Le Duo de Tristan

(Acte ii, sc. ii)

et le Duo de Siegfried

(Acte iii, sc. iii)
(suite et fin)

Le poème de Tristan est éclairé d’un jour singulier par les circonstances qui présidèrent à sa composition. Fugitif, exilé, Wagner l’écrivit à Zurich et à Venise, l’âme pleine d’un amour irréalisable, et dans un état d’éréthisme psychique qui peut seul expliquer cet inconcevable et génial enfantement. Il était fort imbu à cette époque des doctrines bouddhiques, dont Tristan n’est que l’interprétation poétique et musicale. Cette œuvre est la plus haute expression de la doctrine de Schopenhauer dont le Maître fut un moment le disciple passionné. Tout y respire cette aspiration au néant, ce détachement nirvanique que l’auteur de Die Well als Wille und Vorstellung représente comme le but suprême auquel doit tendre la volonté. L’esprit qui anime Tristan, c’est la négation du vouloir-vivre, l’effacement du sansàrà, c’est-à-dire du non-moi, de tout ce qui est objectif. Bien plus le moi lui-même y est représenté comme une illusion, en tant qu’individualité séparée. Pour employer le langage de Kant, il n’y a

dans le monde où se meuvent les deux amants que des phénomènes, et pas une réalité nouménale.

Que devient la passion amoureuse, dans une telle conception philosophique ? Elle se sublime au point de dépasser le désir ou plutôt de ne désirer que l’insaisissable. Tristan et Isolde tendent plus loin qu’au baiser de leurs lèvres, qu’à l’étreinte de leur corps. Aucune satisfaction des sens ne pourrait éteindre le désir infini qu’ils ont conçu. Par delà le temps et l’espace ils rêvent d’une communion totale, hors du visible et du tangible, d’une fusion dans l’âme du Grand Pan. Leur amour se symbolise par la nuit et par la mort. Ce qui les sépare, ils l’enveloppent dans le concept du jour, c’est-à-dire du réel, de l’incomplet, de l’imparfait, du limité, du fini. « Ô maintenant, s’écrie Isolde, nous sommes les consacrés de la nuit ![1] » L’anéantissement est leur but, la mort physique leur moyen. L’amour qui les consume n’a rien de terrestre. Leur corps n’est qu’un obstacle ; l’existence même leur est à charge. Hors du monde seulement, leur insatiable, leur éternel désir, s’assouvira. Ils sont suprasensuels et extraterrestres. L’union qu’ils rêvent, c’est la destruction du moi, le retour à la primordiale unité.

Dans quelles limites un pareil sentiment est-il humain ? N’est-il qu’une conception poétique, fabuleuse, irréelle ? Wagner a-t-il abandonné là, l’analyse psychologique pour sombrer dans l’impossible dans la pure abs-

  1. O nun waren wir Nacht Geweiste