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revue musicale de lyon

Voici les premières lettres[1] concernant la Tétralogie :


Excellent ami, quelques mots seulement pour te donner de mes nouvelles.

J’ai complètement achevé mon poème du jeune Siegfried. Il m’a fait grand plaisir, en tout cas c’est ce que je devais faire et c’est ce que j’ai fait de meilleur jusqu’à ce jour. J’en suis vraiment heureux.

Zurich, 29 juin 1851.

R. W.


Dieu comme je suis heureux d’avoir fait mon jeune Siegfried. Il me délivre une fois pour toutes du métier d’écrivain et de journaliste. Ce mois-ci je vais achever de bien rétablir ma santé, afin de me jeter tête baissée dans la musique. Je t’enverrai la copie du poème par Uhlig[2].

Zurich, 11 juillet 1851.

R. W.


Quant à toi, mon cher Liszt, je te dirai forcément que ma résolution d’écrire un nouvel opéra pour Weimar a subi des modifications si essentielles que je ne puis plus guère l’admettre comme telle.

Apprends donc l’histoire rigoureusement vraie du projet d’artiste qui m’occupe depuis assez longtemps, et la tournure qu’il a dû prendre fatalement.

Pendant l’automne de l’année 1848, je commençai par esquisser le mythe complet des Niebelungen, tel qu’il m’appartient désormais à titre de propriété poétique. Une première tentative faite pour donner une des catastrophes principales de la grande action comme drame à jouer au théâtre, fut la mort de Siegfried. Après de longues hésitations j’étais enfin (automne de 1850), sur le point d’ébaucher l’exécution musicale de ce drame, lorsque l’impossibilité encore une fois reconnue par moi, de le représenter n’importe où d’une manière satisfaisante, me détourna de cette entreprise. Pour sortir de cette désespérante situation d’esprit, j’écrivis le livre intitulé : Opéra et drame. Mais au printemps dernier, tu m’as tellement électrisé par ton article sur Lohengrin que je me remis aussitôt avec entrain à l’exécution d’un drame, par amitié pour toi. Je te l’ai écrit à cette époque. Cependant, la mort de Siegfried, était impossible pour le moment, je le savais ; je voyais bien qu’il fallait préparer son apparition par un autre drame, et c’est ainsi que j’adoptai un plan que je caressais depuis longtemps, celui qui consiste à faire du jeune Siegfried, le sujet d’un poème : dans ce drame, tout ce qui est, soit raconté, soit supposé à moitié connu dans la mort de Siegfried, devait être présenté d’une manière vraiment objective en traits vifs et lumineux. Ce poème fut vite ébauché et achevé.

Ce « jeune Siegfried » n’est lui-même qu’un fragment et il ne peut produire son impression exacte et certaine comme tout isolé qu’à la condition d’avoir sa place nécessaire dans le tout complet, et cette place, je la lui assigne, conformément au plan que j’ai conçu, en même temps qu’à « la mort de Siegfried ». Dans ces deux drames quantité de rapports nécessaires n’ont figuré qu’en récit ou même ont été laissés à l’imagination de l’auditeur ; tout ce qui donne à l’action et aux personnages de ces deux drames leur signification extraordinairement saisissante et féconde a dû s’effacer à la représentation et n’être présent qu’à la pensée. Or, d’après la conviction intime que je viens de former, une œuvre d’art et par suite, le drame seul ne peut produire son plein effet, que si, dans ses moments importants, l’intention poétique est révélée complètement aux sens. Il faut donc que je présente mon mythe tout entier dans sa signification la plus profonde et la plus étendue sous les traits les plus nets que l’art puisse donner ; il faut que tout être sensible et sans prévention puisse comprendre l’ensemble grâce à ses organes perceptifs car à ce prix seulement il peut se pénétrer des moindres détails. Il me reste donc encore deux moments principaux de mon mythe à représenter et tous deux sont indiqués dans le jeune Siegfried : le premier dans le long récit que fait Brünnhild après son réveil (acte iii), le second dans la

  1. Correspondance de Wagner et de Liszt : Leipzig, Breitkopf et Hærtel, 1900, 2 vol.
  2. Théodor Uhlig né à Wurzen, en Saxe, le 15 février 1822, mort à Dresde, le 3 janvier 1853 ; depuis 1841 violoniste de La Chapelle royale et ami fidèle de R. Wagner dont il avait été d’abord un violent adversaire : c’est à Uhlig que Wagner confia la rédaction de la partition de Lohengrin pour piano. La correspondance de R. Wagner avec Théodor Uhlig a paru en 1888.