Page:Revue bleue, tome XLVIII, 1891.djvu/243

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M. T. DE WYZEWA. EMILY BRO.NTE.

dénoncer les excès. L’histoire est toujours bonne, par- tout indispensaiile; mais il n’est pas à désirer qu’elle suffise à tout, qu’elle tienne lieu de tout. Lorsqu’une œuvre échappe en quelque mesure et par quelque côté à sa juridiction, il faut s’en^réjouir; car ce point, qui a la bonnolfortune de rester hors de la prise de l’histoire, est la partie vraiment vivante par où l’œuvre nous touche, nous émeut et nous intéresse immédiatement. Si l’admiration, pour être intelligente, a besoin de l’histoire, elle n’en a pas besoin pour êlre vive. Heu- reux ceux auxquels leur nature enthousiaste fait sentir la beauté des chefs-d’œuvre avant que la science la leur ait expliquée! La sensibilité littéraire, en deve- nant plus éclairée, s’échauffe encore davantage; mais la lumière de la seule intelligence ne se transforme point en flamme et en ardeur. Non, la vraie admiration n^fsl pas « historique <>, quoi qu’en ait dit M. Renan, qui se flatte lui-même lorsqu’il ajoute : :< Nul plus que moi n’admire les Penscex de Pascal, les Sermons de Bossuet; mais je les admire comme œuvres du xvii’ siècle (1). » S’il existe (et il en existe) des lecteurs de Pascal et de Bossuet qui les admirent absolumenl, et non pas seulement comme écrivains du xvu’ siècle, ils les admirent plus que M. Renan. Reconnaissons d’ailleurs que ce que nous appelons beauté absnlue n’est jamais qu’une relation un peu moins inconstante, un peu moins passagère, de cer- tains chefs-d’œuvre avec l’idée que nous avons du beau. C’est toujours l’esprit de l’homme qui donne le prix aux choses, el l’esprit de l’homme est sujet à de profondes modiflcatiotis périodiques. Le triomphe du génie, dans ses inventions, est de découvrir un accord durable avec les sentiments fondamentaux de la nature humaine; mais comme il n’y réussit qu’en partie, les critiques originaux et initiateurs viennent à son aide et, par leurs commentaires continuellement renou- velés, ils rétablissent et conservent l’accord, de ménn_^ que les théologiens intelligents et subtils rajeunissent le sens des écritures sacrées pour les besoins toujours nouveaux de la conscience chrétienne. Paix Stapfki;. (Im fin prorliuinement.) LITTÉRATURE ANGLAISE Une sœur de Charlotte Brontë : Emily Brontë. C’est M. l’:mile Monti-gut qui, en même t(Mn|)s ([u’il révélait au public français la vie et le génie de Char- lotte Brontë, a le premier cité en France le nom (I) L’Avenir de la science, p. 192. d’Emily Brontë, la sœur cadette de l’auteur de Jane Eijre. Voici comme il parlait d’elle, en 1857, dans un article de la Revue drs Deux Mondes : Cette singulière personne, devant laquelle son énergique sœur tremtjlait elle-même, est morte prématurément. Son talent naturel n’a pas eu te temps de se développer, mais il était plus grand peut-être que celai de Charlotte : il était, en tout cas, plus priraesautier, plus naïf. limily avait le don que les Anglais qualifient de fiénial. Dans l’ensemble des pièces publiées en commun par les trois sœurs, les plus remarquables sont celles qu’elle a faites. Toutes ont beau- coup d’élévation; celles d’Emily seules ont de l’accent. Du seul ouvrage en prose d’Emily Brontë, de son roman Wiihering Heights, M. Montégut disait : D’un bout à l’autre, la terreur domine, et nous assistons à une succession de scènes toutes éclairées par un reflet pareil à celui de la houille qui brûle. La sombre imagination d’l-:mily fait défiler devant nous, avec un calme parfait et sans se troubler un instant, des personnages et des scènes d’autant plus efl’royables que la terreur qu’ils inspirent est surtout morale. Ils ne nous menacent pas d’apparitions ni d’événements merveilleux, mais de passions féroces ou d’instincts criminels. Au premier aspect, on les aborde sans crainte: ils ont l’apparence de braves paysans un peu rudes et grossiers. Mais bientôt leurs yeux hagards, ou cruels ou railleurs, se fixent sur vous, vous fascinent et vous troublent. L’effet poétique produit est d’autant plus grand que l’auteur n’apparaît jamais derrière ses personnages. Emily raconte sobrement, brièvement : son énergique fer- meté indique une àme familière avec les émotions terribles et qui se joue de la peur. J’ai parlé du talent qu’avait Charlotte pour surprendre les perversités cachées de l’àme; mais enfin les perversités qu’elle décrit sont avouables, car ce sont celles que nous portons en nous tous. Emily va beaucoup plus loin : elle devine le secret des passions criminelles, elle regarde d’un œil avide le jeu des passions coupables. Ses personnages sont criminels, el’e le sait, elle le dit et semble nous dé- fier de ne pas les aimer. Le seul rappelde ce jugement de M. .Montégut suf- fira, je pense, pour attirer sur le roman d’Emily Rronlë la curiosité des lecteurs français d’aujourd’hui. Mais il n’en allait pas de même en 1857. Ce que les lecteurs français cherchaient alors dans le roman anglais, ce n’était pas la peinture de « passions féroces et d’in- stincts criminels ». Aux romans de Charlotte Brontë, où il y avait encore trop de talent» pour surprendre les perversités cachées de l’àme », ils préféraient les romans plus familiers de M"’ Caskell, dont le nom ris- querait d’être maintenant oublié si elle n’avait, entre deux récits, |)uhlié un excellent ouvrage biographique sur la famille Brontë. Quant au roman d’Emily, HiV/i,-