Page:Revue bleue, tome XLVIII, 1891.djvu/854

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756 M. T. DE WYZEWA. — M. THÉODORE FONTANE. pluvieux, où nous apparaissent les figures de leurs romans. Ils ont d’avance une si haute opinion de la Tie que la misère de ce qu’ils observent ne cesse pas de les indigner. Tout au contraire, Dickens, et aussi M. Fontane. Ceux-là n’attendent pas grand’cbose de la vie ni des hommes. Ils n’exigent pas absolument d’un person- nage, pour s’intéressera lui, qu’il ait des sentiments héroïques ou des conceptions de génie. La vérité est même qu’ils font assez peu de cas de l’intelligence, la considérant comme un instrument de lutte, et la source de toute perversité, et un fâcheux trouble-féte pour les âmes avides de bonheur. Ils estiment peu l’intelli- gence, et beaucoup, au contraire, la tendresse, la simple tendi’esse des cœurs simples, qui les porte à aimer pour le seul plaisir qu’ils y trouvent. Et ainsi, lorsqu’ils représentent des personnages vul- gaires, des ouvriers, des paysans, des domestiques, des filles, tout de suite ils projettent sur eux la chaude lumière de leur sympathie. Les qualités qui manquent à ces personnages, ce sont des qualités dont eux- mêmes ne se soucient pas. Et ainsi M. Fontane ne met en scène que des créatures banales, et ne leur prête que des sentiments banals, et ne les fait voir que dans des situations banales; mais il les aime, leur banalité même l’attendrit, et il projette sur elles une lumière si douce, si égale, que les moindres détails de leur con- duite nous a[)paraissenl avec une netteté charmante, comme les branches des aibres sous un clair soleil. Oui, le trait distinctif des romans do M. Fontane, c’est qu’il y fait chaud; non pas une chaleur intense cl rayonnante comme celle qui se dégage des romans de Dickens, mais tiède, tranquille, la chaleur d’un été de Berlin. Et M. Fontane ne dilTère pas seulement des naturalistes français en ce qu’il aime ses personnages. Au contraire des natuialistes français qui détestent les leurs parce qu’ils .sont trop convaincus de leur réalité, il paraît vraiment, lui, n’attacher beaucoup d’impor- tance ni à la réalité du monde qu’il observe, ni à la réalité de l’image qu’il en tire. lUcn ne manque à ses figures pour être réelles : avec leurs idées simples et leurs sentiments iia’ifs, elles gai’dent d’un boutù l’autre de ses livres cette allure médiocre (|ue nous leurvoyons dans la vie. Et cependant ce ne sont pas des liguies réelles : elles ne se montrent pas h nous directenuMit, il y a entre elles et nous comme un voile, ijui nous empêche d’être trop vivement choqués de leur vulga- rité. M. Fontane aime .ses personnages, mais il n’ou- blie jamais (|u’il les invenli!, et (pie toutes choses, au (lenn’urant, ont moins de réalité (pTon ir croit. Ainsi il p(Mit considérer toutes choses avec nue indulgen<:c sereine, bien résolu à ne s’ii’riler de rien. Sa petite phrase est comme pénétrée d’un continuel sourire bienveillant. La simplicité de ses récits nous repose, leur minutie nous amuse comme l’infini détail d’un conte de nour- rice ; et le réalisme et l’immoralité même de leurs sujets ne parviennent pas à nous olTenser : nous sen- tons trop bien que ces histoires-là ne sont pas tout à fait vraies, et que nous aurions grand tort de nous en tourmenter. M. Fontane n’est pas un romancier de génie ; comment il fait pour séduii’e tous ceux qui l’approchent, c’est ce que je ne me charge pas d’expli- quer; mais chacun d’abord le trouve ennuyeux, et chacun finit parle trouver charmant. Je ne me charge pas d’expliquer d’où viennent aux romans de M. Fontane leurs précieuses qualités; je crains d’avoir essayé déjà d’expliquer trop de choses, dans ces hâtives notes où j’aurais dû me borner à quelques renseignements sommaires. Il me semble pourtant que les qualités que j’ai dites doivent venir surtout de ce que M. Fontane était un ])Oète avant d’écrire ses romans, et de ce qu’il avait soixante ans passés lorsqu’il s’est mis à les écrire. tn vieil académicien a félicité Chateaubriand de « posséder les deux instruments »; il voulait dire la prose et le vers. Mais la vérité est que, pour posséder ces deux instruments-là, il suffit de pos- séder le second. La prose des poètes est toujours une belle prose. La pratique de la poésie ne donne pas seulement le souci de la forme, et le goût de la jus- tesse dans l’expression, et l’habileté pour le choix des images. Elle habitue aussi à relever les choses les plus vulgaires; elle colore de mille nuances délicates l’ob- servation quotidienne de la vie. Il y a ainsi, dans les romans de M. Fontane, une poésie secrète qui les maintient au-dessus des autres romans naturalistes. Et ce sont, en outre, les romans d’un poète sexagé- naire, qui a beaucoup vécu, et dans beaucoup d’en- droits, qui a vu de très près les événements les plus graves, et qui sait depuis longtemps à quoi s’en tenir sur le degré d’imporlauce des hommes et des choses. Rien n’empéciie de prendre la vie trop au sérieux comme un long usage de la vie. Lorsqu’il a commencé à déciire les mœurs des blanchisseuses et des maraî- chers, M. Fontane avait eu déjà tout le temps do les observer : il avait aussi appris à les juger avec ce sou- rire indulgent qui est le trait le plus curieux de son style. Voilà pourcpioi ses romans occupent une |)lace à part dans le genre naturaliste. Ils ont toute la fraîcheur des livres d’un débutant, et toute l’expérience et toulo la bienveillance des livres d’un vieillard. Ce sont, je crois, les seuls romans où il n’y ait pas un personnage