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confessionnelles, et c’est ce qui a fait leur succès. L’Angleterre a son « extension universitaire », ses colonies universitaires, ses « palais du peuple » et d’innombrables patronages. Chez nous, les instituteurs ne peuvent suppléer à l’action nécessaire d’hommes ayant de la fortune, des relations et une culture supérieure. En Angleterre, toutes les classes sociales, aristocratie, grands négociants et grands industriels, professeurs d’université, instituteurs, corporations ouvrières et ouvriers isolés, ont contribué à l’œuvre de l’éducation populaire ; en France, les instituteurs, quelques publicistes et des gens du peuple se sont seuls intéressés à cette grande œuvre, « Il y a là quelque chose de peu flatteur pour nos classes riches et notre élite intellectuelle. » Qu’en 1897, il y ait eu « 33 000 instituteurs », gagnant 1 200 francs par an et travaillant dix heures par jour, pour se dévouer à peu près gratuitement à la tâche des cours du soir et des patronages, et qu’ils aient été presque seuls, cela est flatteur pour les maîtres des écoles primaires, « cela l’est moins pour les autres[1] ». Ce n’est pourtant pas avec de beaux discours sur la « colonisation » que nous arriverons à rivaliser avec les Anglo-Saxons qu’on nous donne sans cesse pour modèles. Hercule veut qu’on se remue.

II. — Selon nous, l’enseignement post-scolaire des adolescents réclame une organisation permanente et des programmes précis, quoique variables dans le détail suivant les nécessités de chaque région. Les institutions post-scolaires doivent avoir une partie mobile et une autre stable. La première est une vraie « école de la décentralisation », parce qu’elle varie suivant les lieux, les habitudes, les ressources d’hommes et d’argent, sans se fixer nulle part dans aucun moule. Mais il faut cependant éviter la dispersion et l’incohérence ; pour cela, il faut qu’une partie de l’enseignement soit générale et éducatrice, dominée par une conception d’ensemble, dirigée par une doctrine morale et philosophique.

Il ne faut donc pas se contenter des conférences détachées, plus ou moins oratoires, dont les séries s’organisent au hasard selon le bon vouloir des conférenciers. Pour porter tous ses fruits, l’enseignement post-scolaire doit s’adresser à un public homogène, docile, prêt à se plier au régime de véritables leçons facultatives. Avec l’auteur d’une excellente étude intitulée : Après l’école, avant la vie[2], nous croyons qu’il faut ne recruter d’abord comme élèves que les adolescents qui sortent de l’école ; d’année en année, on les retiendra, et toute la période qui sépare l’école du régiment rentrera progressivement dans le cercle d’action de cette sorte d’école complémentaire. Dans chaque localité, les élèves formeront des groupes fermés ; ils devront solliciter leur admission dans ces groupes ; on leur imposera une discipline souple, mais ferme, dont la radiation sera la sanction suprême. L’État et les associations locales emploieront les divers moyens les plus propres à encourager le recrutement. Les recommandations, l’appui des maîtres et des membres des sociétés de patronage aideront plus tard le jeune homme à ses débuts dans la vie. Quant aux maîtres, ils seront avant tout des instituteurs, aidés par les communes et par l’État. On devra en multiplier le nombre et leur donner des traitements convenables. Dans les centres importants, le personnel de l’enseignement secondaire ou supérieur leur apportera une utile collaboration. Et combien serait désirable, dès l’école normale, le contact des jeunes instituteurs avec les maîtres des autres ordres d’enseignement ! Des « groupes locaux » se formeraient entre eux, dont chacun, tout en se conformant aux communes idées directrices, organiserait librement sa tâche volontaire.

Le fond universel de l’enseignement serait, comme on l’a proposé, la connaissance élémentaire des fonctions de la vie dans le corps humain, les principes de l’hygiène, ceux de la morale et de l’économie politique, des éléments très simples de droit civil et public, des notions sur la constitution et sur son fonctionnement, tout cela présenté non d’une façon trop savante et trop systématique, mais à un point de vue pratique ; enfin, des lectures littéraires et morales commentées. On y ajouterait, comme partie variable, des éléments de science agricole dans les communes rurales, diverses connaissances scientifiques plus particulières dans les villes industrielles.

Le but final serait de compléter à la fois non seulement l’instruction, mais encore et surtout l’éducation. Si, contrairement au préjugé du xviiie siècle, l’instruction sans l’éducation peut devenir dangereuse, surtout pour une nation comme la nôtre où le doute et la négation ont fait tant de progrès, la contrepartie de cette thèse a aussi sa vérité : l’éducation sans l’instruction pourrait à son tour, mal comprise, avoir des dangers plus grands encore. Elle deviendrait une sorte d’étouffement de l’individualité, une manière de routine sociale et d’oppression déguisée. Dans nos sociétés modernes, et surtout en France, tout s’intellectualise de plus en plus, tout se pénètre de clarté et de science ; il faut donc que l’instruction développe le cerveau en même temps que l’éducation développe le cœur ; idées scientifiques et sentiments moraux sont également nécessaires, et c’est sur ces deux points simultanément, indivisiblement, que doit en France porter chaque réforme.

  1. Henry Bérenger, ibid.
  2. M. Lefèvre, professeur de philosophie au lycée de Reims. Voir Revue pédagogique de juillet 1896