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LES OMBRES[1]


Nouvelle


Mme Lovlev a remarqué que Valodia ne travaille plus.

Un jour, à dîner, elle lui dit :

— Voyons, Valodia, si tu t’amusais à autre chose ?

— À quoi ?

— À lire, par exemple.

— J’ai essayé ; mais, tout de suite, l’envie me vient de faire des ombres.

— Si tu jouais aux bulles de savon, veux-tu ?

Valodia sourit tristement.

— Les bulles de savon s’envolent, et des ombres les suivent, sur les murs.

— Valodia, tu te feras du mal, à la fin ! Tu as beaucoup maigri ; tu…

— Oh ! maman, tu exagères.

— Plût à Dieu ! Mais je sais ce que je dis. La nuit, tu dors mal ; tu rêves tout haut, tu délires parfois. Si tu allais tomber malade ?

— Quelle idée, maman !

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Et si tu deviens fou ? et si tu meurs ? qu’est-ce que je deviendrai ?

Valodia se jette en riant au cou de sa mère.

— Non, petite maman, je ne mourrai pas. Je ne le ferai plus, je te le promets.

Mme Lovlev voit des larmes dans les yeux de son fils.

— Allons, calme-toi, lui dit-elle. Tu seras raisonnable, j’en suis sûre. Vois comme tu es devenu nerveux : tu ris, tu pleures tout ensemble.


Mme Lovlev désormais observe son fils avec une sollicitude craintive. Les plus petites choses l’inquiètent sans mesure.

Elle a remarqué que la tête de Valodia est un peu asymétrique : il a une oreille sensiblement plus haute que l’autre ; le menton est légèrement dévié.Mme Lovlev se regarde elle-même dans une glace et constate les mêmes défauts sur son propre visage.

Peut-être, pense-t-elle, est-ce là l’indice d’une hérédité morbide, un signe de dégénérescence ? Et alors de qui vient le mal ? D’elle-même ou de son mari ? Serait-elle donc une nature mal équilibrée ?

Son mari avait été le meilleur, le plus débonnaire des hommes, mais de volonté faible, avec de brusques élans d’impuissance orgueilleuse ou mystique, un illuminé qui rêvait d’une meilleure organisation sociale et qui, pour se rapprocher du peuple, s’était laissé aller, dans les dernières années de sa vie, à des excès de boisson.

Il était mort jeune, à trente-cinq ans à peine…

Mme Lovlev conduisit Valodia chez un médecin auquel elle fit un récit détaillé de sa « maladie ». Le médecin, un bon gros garçon établi depuis peu, l’écouta moitié sérieux, moitié riant ; il donna, sur un ton de plaisanterie, quelques conseils relatifs à la diète et au régime à suivre, griffonna gaîment « une petite ordonnance » et, tapotant le dos de Valodia, ajouta en manière de conclusion :

— Une bonne correction, ce serait encore le meilleur des remèdes.

Mme Lovlev s’en alla cruellement mortifiée. Mais, sauf la dernière, elle accomplit à la lettre toutes les prescriptions du docteur.


Valodia est en classe. Il s’ennuie. Il écoute distraitement…

Il regarde en l’air. Une ombre se meut au plafond. Valodia remarque qu’elle tombe de la première fenêtre et qu’elle s’avance vers le milieu de la classe. Puis elle s’éloigne, s’allonge démesurément, s’affaiblit ensuite et disparaît. Évidemment quelqu’un passe dehors, sous la fenêtre. Presque au même instant, une deuxième ombre, toute pareille, tombe de la deuxième fenêtre, se posant d’abord au plafond, puis gagnant le mur opposé aux fenêtres et s’éloignant ensuite, de moins en moins distincte, avant de disparaître à son tour. De la troisième et de la quatrième fenêtre le même jeu se répète : portées d’abord sur le plafond, les ombres glissent rapidement le long des murs, s’allongeant et s’éloignant en sens inverse de la marche du passant.

« Ici, pense Valodia, ce n’est plus comme dehors, alors que l’ombre suit les personnes. Ici, l’ombre apparaît d’abord en avant puis s’éloigne en arrière, et d’autres ombres toutes pareilles se forment quand la première a disparu. »

Valodia détourne les yeux sur la silhouette étriquée du maître ; ce visage bilieux et froid ne lui inspire que répulsion. D’instinct il en cherche l’ombre et la découvre sur le mur, en arrière de la chaire. Elle se penche, elle gesticule, cette ombre grotesque ; mais le visage n’est plus jaune, le sourire n’est plus ironique ; cette ombre, Valodia prend plaisir à la regarder. Sa pensée fuit en de lointaines rêveries ; il n’entend plus un seul mot de ce qui se dit autour de lui.

— Lovlev ! crie le maître.

Par habitude Valodia se lève ; et il reste debout, les yeux stupidement fixés sur le maître. Il a l’air de tomber de la lune, et ses camarades rient, et le maître prend une figure sévère.

Valodia comprend que, sous un air de politesse affectée, le maître se moque de lui méchamment. Il tremble de colère, d’impuissance. Le maître lui déclare qu’il lui marque un zéro pour inattention et

  1. Voir la Revue du 4 février.