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Rome et vendant les fortifications de Manheim, après l’avoir prise, pour en percevoir le prix de la démolition : et le général Brune ; et Fouché ; et Merlin, propriétaire du calvaire du Mont-Valérien, du Raincy et de la superbe terre de Montmorency ; et Daubigny, commissaire près l’administration des Subsistances militaires, aux bureaux de la Guerre, que l’on soupçonnait d’avoir volé, aux Tuileries, le bâton royal et des flambeaux en or massif : et que d’autres encore !…

L’avilissement du caractère était si général que Barras, en ses Mémoires, — lui, aussi vénal que les plus compromis, — raconte qu’à la veille des élections, il fit dresser une liste des citoyens capables de se vendre, pour soutenir son gouvernement : et tous se vendirent.

Que de bruit, enfin, que de récriminations sur l’emprunt forcé de cent millions, pour lequel chacun se ruinait, se faisant pauvre ! que d’injustice même, puisque l’un des plus fortement imposés, le citoyen Carrichon, se donna la mort, plutôt que de subir sa taxation à cent mille francs[1].

Pour apprécier la détresse publique, il suffit de lire aux « Petites Affiches » les annonces commerciales de cette époque. Elles y sont d’une rareté désespérante. On demandait à acheter des biens patrimoniaux. Quelques femmes s’offraient pour des ménages à tout faire ; de jeunes hommes comme cochers ; de petits bourgeois tâchaient d’amener chez eux des locataires en pension. On offrait des appartements ayant vue sur les Tuileries ; du lait virginal à la sultane ; un cheval, un wiski, harnais, bride et fouet pour 600 francs ; une location de cabriolet et un homme pour 250 francs par mois. Les Didot mettaient en vente l’ouvrage de Don Quichotte traduit par Florian ; un autre libraire, un ouvrage de botanique, traduit de l’allemand, pour les femmes et pour les amateurs déplantes. Une seule annonce, durant l’espace de quelques mois, est vraiment commerciale et donne un aperçu de l’exiguïté des ressources des petits ménages parisiens. C’est « aux Petites Affiches », vendémiaire an VIII, celle de Buzenet père et fils qui tiennent le Gagne-Petit, rue du Vieux-Colombier.

Il n’y avait de bien-être, d’insouciance, de folle vie que chez les parvenus, dans la nouvelle société qui avait pris la place de l’ancienne : fournisseurs, agioteurs, entrepreneurs, enrichis, femmes légères, aristocrates même, qui avaient vendu le reste de leur patrimoine pour céder à l’entraînement général vers les plaisirs. On les voyait, alors, ceux-ci ou celles-là, aux Champs-Élysées, ou bien aux pâtisseries à la mode, ou bien au Bois de Boulogne, à Bagatelle, rendez-vous des gens les plus huppés, les plus connus, les plus cités. On dînait à 5 heures, et ensuite on allait à l’Opéra, vers 6 heures, pour le ballet de Psyché, et aux beaux concerts de Garat, rue Saint-Marc. Un autre jour, rue Saint-Lazare, aux Folies-Boutin, où l’on trouvait des gazons verts, des fleurs odorantes, des bouquets de bois remplis de chants d’oiseaux ; les temples de Vesta et de la Sibylle ; une grande cascade et la grotte de Neptune. Là, chaque allée était garnie de deux rangées de chaises, sur lesquelles se prélassaient les oisifs, jeunes femmes et jeunes gens venus pour s’y rencontrer. Le feu d’artifice éclatait. Puis une troupe folâtre de Grâces et d’Amours courait, voltigeait, jouait à tous les jeux connus à Cythère. Et les femmes regardaient, regardées à demi vêtues, sous un voile qui ne dérobait rien à la vue. Et pendant ce temps, on parlait de Bonaparte, des visites faites à « Bagatelle », ou des petits soupers de Mme Ervieux, chez qui allait Barras, accusé par Berlin d’Antilly, en son journal le Thé, d’avoir oublié de payer à cette jolie femme une somme de quatre cents livres. A Tivoli, les entrepreneurs du spectacle attiraient les curieux avec une reprise de la Descente d’Orphée aux Enfers, pantomime en plein air, sur une montagne, — disait l’annonce, — que « l’illusion des lumières rend presque naturelle, dont le sommet vomit des flammes d’un volcan, et qui offre à sa surface les bouches de l’enfer, rendues effroyables par le fracas des feux d’artifice ». Au parc de Mousseaux, on accourait pour assister à la descente en parachute du citoyen Garnerin, précédée de l’ascension d’une riche escadrille de ballons dorés, enlevant une Vénus aérostatique.

Ces spectacles étaient fort suivis. Le mauvais temps n’arrêtait point leur vogue. Et l’astronome Lalande et l’aéronaute Blanchard faisaient annoncer leur excursion dans les airs, en ballon, alors qu’un amateur physicien tentait l’expérience du vol à tire-d’aile. Malheureusement, le lendemain, on annonçait l’insuccès des aéronautes et du physicien, tombé perpendiculairement, en se brisant le nez et les dents. Partout où il y avait fête, il y avait foule. Celle de Saint-Cloud avait ses fidèles, comme de nos jours. L’affluence y était considérable, disent les journaux de l’époque.

Cette société oisive, riche de la veille seulement, ne demandait que du plaisir et le venait chercher avidement, copiant les habitudes des femmes les plus en vue, de Mme Tallien, de Mme Cambys, de Mme de Château-Renaud. Mme Tallien allait souvent à « la Chaumière » du Montparnasse en boguey, déjeuner de laitage ; aussitôt, parmi les femmes qui

  1. Un journal publia la liste des quarante-huit plus forts contribuables de Paris.

    Savoir : 23 taxés à 50 000 francs ; 13, de 50 000 à 100 000 francs ; 9, de 100 000 à 200 000 francs ; 4, de 200 000 à 400 000 francs.

    L’un d’eux était le citoyen Collot, fournisseur de viandes à l’armée d’Italie, taxé à 400 000 francs.