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LÉON TOLSTOÏ FILS. — ASPIRATIONS.

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— Ça te portera bonheur, ça te portera bonheur, fit une des femmes, d’un ton pleurnichard. Tu auras une belle fortune, une belle femme.

Lomov continuait à considérer l’homme nu d’un air morne ; celui-ci, entouré des enfants, qui le contemplaient avec avidité, se contorsionnait toujours. Kolia tira de sa bourse une pièce de monnaie et la tendit à la femme, Lomov se leva lentement et, à son tour, s’approcha de l’idiot, ôta son kaftan, et l’en couvrit. L’idiot, se voyant vêtu, rayonna de bonheur. Il agita plusieurs fois la tête, jeta un cri aigu, et se prosterna devant Lomov.

— Lève-toi, frère, et va, lui dit Lomov de sa voix uniforme. Et vous autres, ne lui prenez pas son vêtement, ajouta-t-il, s’adressant aux autres tziganes, réjouis. C’est un péché.

— Merci, barine, s’écrièrent les tziganes. Pourquoi faire tort à un malheureux ? C’est Dieu qui lui a enlevé l’intelligence.

Le tzigane aux yeux mauvais dit à ses camarades, d’un air mécontent et sévère, quelques mots dans sa langue. Puis le groupe s’éloigna en remontant la rue, l’idiot le précédant toujours, et sautant de joie dans son nouveau kaftan, trop long pour lui.

— Qu’ils sont misérables ! fit Lomov, s’adressant à Kolia qui se rassit auprès de lui… De quoi parlions-nous ? Ah oui ! de la superstition et des ténèbres où vit le peuple… Mais il ne faut pas désespérer. Il faut agir. Seule cette action peut racheter notre vie fausse. J’ai, hier, parlé de nouveau aux moujiks des principes du véritable christianisme. Ils n’en ont aucune idée. Hé bien ! Ils se sont moqués de moi ; pas tous, néanmoins.

Deux paysans qui étaient sortis des chaumières voisines pour voir les tziganes, s’approchèrent de Lomov pour l’écouter. C’étaient les deux frères Éremiev, Ivan et Tarass, moujiks aisés.

— Voici Ivan qui me contredisait aussi, fit Lomov. Alors, vous croyez, Ivan, que je dis des bêtises, et que vous vous y entendez mieux ?

— Mais oui, notre religion, on le sait, est orthodoxe, répondit Ivan, tandis que vous, vous blâmez les images saintes… les icônes… Ivan parlait d’un ton indigné.

— C’est effrayant, fit à voix basse Lomov, en regardant Kolia. Et vous, qu’est-ce que vous en dites ?
— Je ne sais, répondit Kolia, ne sachant vraiment pas quoi dire, n’ayant pu encore se former une opinion à ce sujet.

Trois autres moujiks s’approchèrent, et parmi eux Vladimir.

— Bonjour, frère Grigori Gavrilovitch, fit-il d’un ton détaché. Est-ce bien ainsi qu’on doit le nommer ?
— Frère, ou Grigori suffirait, dit doucement Lomov en lui tendant la main.

— Et tu parles toujours de l’Évangile et de choses sacrées, n’est-ce pas ? dit Vladimir en souriant. Eh bien ! le pope n’en sera pas content. Je le sais.

— Et qu’est-ce que ça fait ! s’exclama un jeune et grand moujik, Andréï, qui venait de s’approcher.

— Alors, conte-nous ça, conte-nous ça, repartit Ivan, en penchant vers Lomov son visage plein de santé et rubicond. Alors, qu’adviendra-t-il, si par hasard nous faisons comme tu le dis ?

— Ce sera mieux.

— Mieux ! et qu’en sais-tu ? s’écria Ivan avec indignation.

La conversation s’anima. Déjà tout un groupe de paysans se pressait autour de Lomov et de Kolia. Ce dernier se taisait tandis que son camarade, en choisissant de temps à autre l’instant où les voix se faisaient moins bruyantes, débitait ses maximes d’un air grave. Soudain, un mouvement se fit parmi les moujiks. Les uns s’éloignèrent, d’autres disparurent prestement ; ceux qui restèrent se découvrirent et se turent. Un officier, dans lequel Kolia reconnut aussitôt le commissaire rural, s’approcha d’un pas martial et fit à Lomov le salut militaire. Son nez était rouge comme toujours, mais son air n’en était que plus imposant ; derrière le commissaire se tenait le brigadier du village. Lomov jeta sur l’arrivant un regard impossible.

— Permettez-moi de me présenter : le commissaire Muller ; vous êtes, n’est-ce pas, Grigori Lomov ?

— Oui.

— Pouvez vous m’accorder quelques minutes d’entretien ?

— Je le puis, si c’est nécessaire.

— Alors, soyez assez aimable pour entrer un instant dans l’izba.

Le commissaire jeta un regard sur la casquette d’étudiant de Kolia, et demanda aimablement :

— Vous êtes, je crois, le jeune Glebov ? J’ai l’honneur de vous saluer.

— Oui, je suis Glebov.

— Eh bien ! est-ce que vous approuvez les paroles et les théories de M. Lomov ? demanda le commissaire avec un sourire. Kolia ne sut que répondre à cette question imprévue.

— Vous avez tort, jeune homme, de subir une aussi fâcheuse influence. Monsieur votre père est un homme très honorable. Et puis, il n’y a là vraiment rien d’intéressant, je puis vous l’assurer. La fausse doctrine du comte Tolstoï a été depuis longtemps soumise à la critique sévère de nos meilleurs théologiens et de la science.

Le commissaire et le brigadier suivirent Lomov dans l’izba d’Agrafena. Les moujiks se dispersèrent