Page:Revue bleue Série 4 Tome 20 - 1903.djvu/564

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son cerveau, mais se tenir devant elle et l’attirer en disant :

— Rue Némtchinowsky, la seconde maison après le coin ; rue Némtchinowsky, la seconde maison après le coin.

Elle avait répété ces mots pendant six jours, alors qu’elle était au lit et qu’elle nourrissait l’enfant. Ils signifiaient qu’il fallait aller à la rue Némtchinowsky où demeurait sa sœur de lait, une prostituée, car chez celle-ci seulement, et nulle part ailleurs, elle pouvait trouver un refuge pour elle et son enfant. L’année précédente, alors que la jeune fille menait une existence exempte de soucis, chantait et riait toujours, elle avait été chez Katia qui était malade, lui avait donné de l’argent, et maintenant, c’était la seule personne devant laquelle elle n’éprouverait pas de honte.

— Rue Némtchinowsky, la seconde maison après le coin ; rue Némtchinowsky, la seconde maison après le coin.

Elle allait, et le vent jouait méchamment autour d’elle. Lorsqu’elle arriva sur le pont, il se jeta avec violence contre sa poitrine et enfonça ses griffes d’acier dans ses joues froides. Vaincu, il tomba du pont avec fracas, tourbillonna sur la surface neigeuse et unie de la rivière et s’élança de nouveau en l’air, barrant la route de ses ailes glacées et mouvantes. Nathalie Wladimirovna s’arrêta et, désespérée, s’appuya au parapet. Tout en bas, une petite flaque d’eau qui n’était pas gelée la considérait comme un œil noir et terne, très profond, et ce regard était énigmatique et terrible. À ses oreilles, les mêmes paroles retentissaient toujours et l’appelaient avec instance :

— Rue Némtchinovsky, la seconde maison après le coin ; rue Némtchinovsky, la seconde maison après le coin.

Après s’être habillé, Kijnakof s’était remis au lit où il s’enveloppa jusqu’aux yeux d’un paletot ouaté, l’une des dernières nippes qui lui restassent. Il faisait froid dans la chambre et des couches de glace se formaient dans les coins humides ; mais il respirait dans le col fourré de peau de mouton, ce qui lui procurait une sensation de chaleur agréable. Pendant toute la journée, il s’était leurré lui-même en se disant qu’il irait chercher du travail le lendemain ou mendier quelques secours et en attendant, plongé dans une sorte de béatitude, il ne pensait à rien et frissonnait lorsqu’une voix s’élevait derrière le mur ou que la porte se fermait avec vigueur. Longtemps il était resté ainsi tranquille, lorsqu’on cogna timidement à la porte d’entrée à coups inégaux, pressés et brefs comme si l’on frappait avec le dessus de la main. Sa chambre était la plus proche de l’entrée, et en détournant la tête, il distinguait très bien ce qui se passait dans le couloir. Matrena s’avança, la porte s’ouvrit et se referma sur quelqu’un qui venait d’entrer ; puis un silence régna.

— Qui demandez-vous ? interrogea la voix enrouée et hostile de Matrena. Et une voix inconnue, douce et brisée, répondit :

— Je voudrais voir Katia Nétchaieva. Elle demeure bien ici. Katia Nétchaieva, n’est-ce pas ?

— Elle a demeuré ici. Pourquoi désirez-vous la voir ?

— J’ai absolument besoin de la voir. Elle n’est pas à la maison ? Un effroi perça dans la voix.

— Katia est morte. Morte, vous dis-je, à l’hôpital.

De nouveau régna un long silence, si long que Kijnakof en ressentit une douleur dans la nuque, car il n’osait tourner la tête avant que la conversation reprit. Alors la voix inconnue dit, très bas d’un ton dénué d’expression.

— Adieu.

Mais, évidemment, la nouvelle venue n’était pas partie, car un instant après, Matrena demanda :

— Qu’avez-vous là ? Vous apportiez quelque chose à Katia ?

Quelque chose en effet tomba sur le plancher, frôlant les genoux de la logeuse, et la voix inconnue prononça, très vite, pleine de sanglots contenus.

— Prenez ! Prenez, au nom de Dieu ! Prenez… Et moi, moi, je m’en vais.

— Mais qu’est-ce que cela ?

Puis de nouveau se fit un long silence coupé par un faible bruit de sanglots saccadés et désespérés, qui parlaient d’une mortelle lassitude, d’une douleur inconsolable. Il semblait qu’une main exténuée touchait sans force une corde très tendue, que cette corde était la dernière d’un instrument précieux, et que lorsqu’elle serait brisée, le son délicat et triste s’éteindrait pour toujours.

— Mais vous l’avez presque étouffé ! s’écria Matrena avec colère et d’un ton grossier. Et ça se mêle d’avoir des enfants. Est-ce possible de faire des choses pareilles, d’emmitoufler à ce point un enfant ! Venez avec moi. Allons, allons, c’est bon, allons, vous dis-je. Est-il possible d’être aussi maladroite !

Cette fois-là, le silence se prolongea près de la porte, Kijnakof prêta encore un peu l’oreille et se recoucha, heureux de ce qu’on ne fût pas venu chez lui, pour le chercher, et n’essayant pas de deviner ce qu’il y avait d’incompréhensible pour lui dans ce qui venait de se passer. Il commençait déjà à sentir l’approche de la nuit et il eût voulu que quelqu’un montât la lampe. Sa tranquillité d’esprit disparaissait et il s’efforçait de retenir sa pensée : dans le passé, il y avait la boue, la chute et la terreur — et une terreur pareille se cachait dans l’avenir. Il se pelo-