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Dans le fond du palais, sur sa couche d’airain,
Agamemnon repose et son âme se noie
Dans le divin sommeil ; le souvenir de Troie
Vient à peine parfois plisser son front serein.

Il dort, et pour ses yeux le jour du lendemain
Ne luira pas. Le cœur plein de haine et de joie,
Clytemnestre déjà désigne de la main
À son timide amant cette royale proie.

Il tremble : ses cheveux se hérissent d’effroi ;
Mais, vers le lit de pourpre où repose le roi,
L’enlançant fortement d’une étreinte enivrante,

Elle le pousse ; ils vont sans haleine, à pas lents…
Égisthe va frapper… Et la lampe mourante
Les éclaire tous deux de ses reflets sanglants.


À son timide amant cette royale proie… n’est-il pas déjà de la bonne « manière » de Heredia, et n’y reconnaît-on pas son « accent » ? De même, l’image finale n’est-elle pas dans son « faire » ? Et la construction hachée que l’on remarque dans les tercets, est celle-là même dont il tirera un si bel effet dans le bain. Le sujet est, en outre, de ceux qu’il aimera à traiter : son Égisthe et sa Clytemnestre feraient pendant à Jason et Médée.

Si la mort d’Agamemnon s’impose à nous comme étant du Maître, du maître alors futur, nul motif de rejeter le reste. Coucher de soleil a de beaux vers et quelques détails d’exotisme qui sont caractéristiques : il y est question de filaos, de cactus. Chanson offre d’ingénieuses recherches rythmiques, à côté d’extrêmes faiblesses qui entachent également la ballade sentimentale. Nuit d’été est de bien meilleure allure, et mars, sur le thème repris plus tard par le sonnet a Sextius, se termine par une jolie strophe où l’on sent plongé dans l’étude et imbu de l’influence des prestigieux artistes de la Renaissance celui qui, un jour, écrira les sonnets sur le livre des Amours et sur la belle Viole : La nature par là nous avertit, mignonne, De profiter du temps où notre âge fleuronne, En sa printanière saison… Tous ces petits poèmes sont bien de la même main, de celle de José-Maria de Heredia.

Qu’objecterait-on ? Que les vers de Sully-Prudhomme À la Conférence ont, sur la fin, un vague air de prologue, de préface à une série. Il dit en effet qu’il gardait timidement ses « essais » dans « l’ombre intime », qu’il se décide à les exposer aux yeux de ses collègues de la parlotte, qui seront leurs parrains. Cela est insuffisant à rien signifier. Cela veut aussi bien dire qu’il a lu de ses productions en séance, ou peut s’appliquer aux trois pièces qui terminent le bulletin. Si les poèmes dont il est question étaient de lui, il y aurait mis son nom, il en aurait repris un ou deux pour ses Stances et Poèmes, comme il a fait des deux autres de la fin, Les oiseaux, et Le ciel. Mais ce qui est plus concluant encore, c’est qu’il suffit de lire, pour être invinciblement persuadé qu’il n’y a rien là de Sully-Prudhomme : ce n’est ni son ton, déjà très reconnaissable, ni son vocabulaire, ni la qualité spéciale de sa pensée. Sully-Prudhomme écarté, la liste assez restreinte des membres de l’association n’offre aucun nom qui se puisse substituer à celui de Heredia ou disons seulement qu’il soit possible d’inscrire au bas d’une pièce de vers. Il y a bien Georges Lafenestre ; mais on feuillette en vain Les Espérances, qui datent de 1864, et le même raisonnement général que plus haut s’applique ici avec non moins de force.