Page:Revue de Genève, tome 3, 1921.djvu/11

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répugnaient et dont il pénétrait les faiblesses personnelles avec une rare clairvoyance. Mais, d’un autre côté, il jugeait lui-même extravagant et à proprement parler inconvenant d’écrire des vers, et il était forcé de donner raison dans une certaine mesure à ceux qui tenaient cette occupation pour étrange. Toutefois, ce sentiment n’était pas assez fort pour l’empêcher de continuer.

Comme il perdait son temps à la maison, qu’il montrait en classe un esprit lent et distrait, et était mal vu de ses maîtres, il rapportait sans cesse à la maison les bulletins les plus déplorables, ce qui causait à son père, un grand monsieur vêtu avec soin, qui avait des yeux pensifs et portait toujours une fleur des champs à la boutonnière, beaucoup de colère et de souci. Quant à la mère de Tonio, sa belle maman aux cheveux noirs qui portait le prénom de Consuello et ressemblait si peu aux autres dames de la ville, parce que le père avait été la chercher jadis tout au bas du planisphère, les bulletins lui étaient totalement indifférents.

Tonio aimait cette mère ardente et sombre, qui jouait si merveilleusement du piano et de la mandoline, et il était content qu’elle ne se chagrinât pas de la position douteuse qu’il occupait parmi les hommes. Mais d’un autre côté, il sentait que la colère de son père était beaucoup plus digne et respectable, et, bien que celui-ci le grondât, il était tout à fait d’accord avec lui, tandis qu’il trouvait la sereine indifférence de sa mère un peu légère. Parfois, il se disait à peu près ceci : C’est bien assez que je sois comme je suis, et ne puisse ni ne veuille changer, inattentif, indocile, et préoccupé de choses auxquelles personne ne pense. Il convient au moins qu’on me reprenne et qu’on me punisse sérieusement pour cela, et non pas que l’on passe là-dessus avec des baisers et de la musique. Nous ne sommes pourtant pas des bohémiens dans une roulotte verte, mais des gens sérieux, le Consul Kröger, la famille Kröger… Souvent il pensait aussi : Pourquoi donc suis-je si bizarre, et en conflit avec tout le monde, brouillé avec mes maîtres, et comme étranger parmi les autres garçons ? Voyez les bons élèves et ceux qui se tiennent dans une solide médiocrité, ils ne trouvent pas les maîtres ridicules, ils