Page:Revue de Genève, tome 3, 1921.djvu/203

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pouvez être sûr d’un fiasco complet. Vous serez pathétique, vous serez sentimental, vous produirez une œuvre lourde, gauche, austère, dénuée de maîtrise, d’ironie et de sel, ennuyeuse, banale, et le résultat final sera l’indifférence chez le public, et pour vous la déception et le chagrin… Car c’est ainsi, Lisaveta : le sentiment, le sentiment vivant et chaud est toujours banal, inutilisable, et seules les vibrations, les froides extases de notre système nerveux corrompu, de notre système nerveux d’artiste ont un caractère esthétique. Il est nécessaire d’être dans une certaine mesure en dehors de l’humanité, d’être un peu inhumain, de vivre à l’égard de ce qui est humain dans des rapports lointains et désintéressés, pour être en état, pour être seulement tenté de le représenter, de jouer avec, de le reproduire avec goût et succès. Le don pour le style, la forme et l’expression présuppose déjà cette attitude froide et distante à l’égard des choses humaines, oui, un certain appauvrissement, un certain dépouillement. Car le sentiment sain et vigoureux, il n’y a pas à en sortir, ne connaît pas le goût. C’en est fait de l’artiste dès qu’il devient homme, et commence à sentir. Adalbert le sait, et voilà pourquoi il est allé au café, dans la « sphère supérieure », oui certes !

— Grand bien lui fasse, Batuschka, dit Lisaveta en se lavant les mains dans un récipient de fer blanc, vous n’avez pas besoin de le suivre.

— Non, Lisaveta, je ne le suis pas et cela pour la seule raison qu’il m’arrive, par ci par là, d’avoir un peu honte, vis-à-vis du printemps, de ma qualité d’artiste. Voyez-vous, je reçois parfois des lettres de personnes inconnues, des pages de louanges et de remerciements que m’adresse mon public, des épîtres de gens émus, pleines d’admiration. Je lis ces lettres et je me sens touché par cette sympathie spontanée, gauchement humaine, que mon art a éveillée, une sorte de pitié me prend à l’égard de la naïveté enthousiaste qui s’exprime dans ces lignes, et je rougis en pensant combien l’être honnête qui les a tracées serait désenchanté, s’il pouvait jeter un regard derrière les coulisses, si sa candeur pouvait comprendre qu’au fond un homme droit, sain et normal n’écrit, ne joue, ni ne compose…