maudit, se reconnaît sans qu’il soit besoin d’une très grande perspicacité au milieu d’une foule. Le sentiment qu’il a d’être à part, de ne pas appartenir au reste du monde, d’être reconnu et observé, quelque chose à la fois de royal et d’embarrassé se lit sur son visage. L’on peut observer le même air sur les traits d’un prince qui se promène en civil dans la rue. Mais là les vêtements civils ne servent de rien, Lisaveta ! Déguisez-vous, masquez-vous, habillez-vous comme un attaché d’ambassade ou un lieutenant de la garde en permission, vous aurez à peine besoin de lever les yeux et de dire un mot, et tout le monde saura que vous n’êtes pas un être humain, mais quelque chose d’étranger, d’étrange, de différent…
« Mais qu’est-ce qu’un artiste ? Il n’y a pas de question vis-à-vis de laquelle la nonchalance et la paresse humaine se soient montrées plus invulnérables. « C’est un don », disent humblement les braves gens qui subissent l’influence d’un artiste ; et comme ils croient que des effets sereins et nobles ne peuvent avoir que des causes également sereines et nobles, personne ne soupçonne qu’il s’agit peut-être ici d’un « don » des plus douteux, impliquant une contre-partie des plus déplorables… On sait que les artistes sont très susceptibles — on sait aussi que ce n’est pas le cas pour les gens qui ont une bonne conscience et le sentiment solidement fondé de leur valeur… Voyez-vous, Lisaveta, je cultive au fond de mon âme, — spirituellement parlant — à l’égard du type de l’artiste, tout le mépris que chacun de mes très honorables ancêtres, là-haut dans la ville aux murailles resserrées, aurait pu porter au saltimbanque, à l’artiste errant qui se serait présenté à sa porte. Écoutez un peu ceci : je connais un banquier, un homme d’affaires grisonnant, qui possède le don d’écrire des romans. Il fait usage de ce don dans ses moments de loisir et ses œuvres sont parfois tout à fait remarquables. Malgré — je dis malgré — ce don sublime, cet homme n’est pas absolument irréprochable ; au contraire, il a été déjà condamné à un long emprisonnement, et cela pour des motifs bien fondés. Or, il s’est trouvé que c’est précisément en prison qu’il prit pour la première fois conscience de ses dons, et ses expériences