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tibule. Mais les grandes armoires et le bahut sculpté qui se trouvaient là jadis n’y étaient plus. Le fils de la maison gravit le vaste escalier en s’appuyant sur la rampe de bois ajouré, vernie de blanc ; à chaque pas il soulevait sa main et au pas suivant, il la laissait retomber, comme s’il essayait timidement de rétablir, avec cette vieille rampe solide, l’ancienne intimité… Mais arrivé sur le palier, devant la porte de l’entresol, il s’arrêta. Un écriteau blanc était fixé à l’entrée où l’on pouvait lire, écrit en lettres noires : Bibliothèque Populaire.

Bibliothèque Populaire ? pensa Tonio. Il trouvait que ni le peuple, ni la littérature n’avaient rien à faire ici. Il frappa à la porte, entendit retentir un « entrez », et obéit à cette injonction. Sombre et tendu, il découvrit du regard une transformation des plus déplacées.

L’appartement se composait de trois chambres en profondeur, ouvertes les unes sur les autres. Les murailles étaient tapissées jusque tout en haut de livres uniformément reliés, rangés en longues files sur des rayons de bois sombre. Dans chaque chambre, derrière une sorte de comptoir, était assis un homme à l’aspect nécessiteux qui écrivait. Deux d’entre eux tournèrent seulement la tête vers Tonio Kröger, mais le premier se leva vivement, s’appuya des deux mains sur le dessus de la table, pencha la tête en avant, arrondit les lèvres, leva les sourcils, et regarda le visiteur avec un rapide clignement des yeux…

— Pardon, dit Tonio Kröger, sans détourner les yeux de tous les livres, je suis étranger ici, je visite la ville. Ceci est donc la bibliothèque ? Me permettez-vous de jeter un coup d’œil sur la collection ?

— Certainement ! dit le fonctionnaire, et il cligna encore plus fort… Bien sûr, l’entrée est libre. Regardez à votre aise. Voulez-vous un catalogue ?

— Merci, répondit Tonio Kröger, je m’oriente facilement. Là-dessus, il commença à longer lentement les parois, en faisant semblant d’étudier les titres inscrits sur le dos des livres. Finalement il prit un volume, l’ouvrit et se plaça près de la fenêtre.

Ici avait été la pièce où l’on déjeunait. L’on déjeunait ici le matin, et non en haut, dans la grande salle à