Page:Revue de Genève, tome 3, 1921.djvu/482

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Tonio Kröger était appuyé à sa chaise, agréablement fatigué par son bain et sa marche rapide, et il mangeait du saumon fumé sur du pain rôti ; — il était assis en face de la véranda et de la mer. Et soudain la porte s’ouvrit, et le couple s’avança la main dans la main, — sans se hâter, d’une allure de flânerie. Ingeborg, la blonde Inge, était habillée de clair, comme jadis aux leçons de danse de M. Knaak. Sa robe légère, semée de fleurs, ne lui venait que jusqu’aux chevilles, et elle portait autour des épaules une large collerette de tulle blanc décolletée en pointe qui découvrait son cou délicat et flexible. Son chapeau pendait par les rubans noués, à l’un de ses bras. Elle était peut-être un peu plus développée qu’autrefois et elle avait maintenant sa magnifique natte enroulée autour de la tête ; mais Hans Hansen était toujours exactement le même. Il portait sa vareuse de marin à boutons d’or, sur laquelle était rabattu, couvrant le dos et les épaules, le large col bleu, et il tenait dans sa main pendante le béret de matelot à rubans courts, le balançant de ci de là avec insouciance. Ingeborg détournait ses yeux longs, peut-être un peu gênée d’être dévisagée par les gens qui dînaient. Mais Hans Hansen regardait droit vers la table d’un air de défi, et en examinait l’un après l’autre les hôtes, d’une façon provocante et légèrement dédaigneuse ; il lâcha même la main d’Ingeborg et balança encore plus fortement son béret de ci de là, pour bien montrer quelle sorte d’homme il était. Ainsi, contre le fond calme et bleu de la mer, sous les yeux de Tonio Kröger, le couple passa, traversa la salle dans toute sa longueur et disparut par la porte opposée, dans la pièce où se trouvait le piano.

Cela arriva vers midi et demie, et les pensionnaires étaient encore à table lorsque la bande des promeneurs à côté et dans la véranda, se leva, et, sans que plus personne fût entré dans la salle à manger, quitta l’hôtel par le chemin latéral. On les entendit plaisanter et rire en s’installant dans les voitures ; puis les véhicules s’ébranlèrent l’un après l’autre en grinçant sur la route, et leur roulement s’éloigna…

— Alors, ils reviendront ? demande Tonio Kröger…