Page:Revue de Paris, 19è année, Tome 3, Mai-Juin 1912.djvu/679

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

toute l’âme de Vigny, cette âme gravement ardente et tristement tendre, se révèle dès les premiers propos de Stello, dès l’interrogation fiévreuse qu’il jette : « Où est le Maître ? où le Législateur, où le Demi-dieu, où le Prophète ? », interrogation qui, par une coïncidence émouvante, rappelle le cri que lançait vers la même époque un jeune homme de génie dans Rolla :

Qui de nous, qui de nous va devenir un dieu ?

Tout cet exorde de Daphné, d’ailleurs, — rencontre à signaler, — est écrit dans une manière un peu apocalyptique qui, mutatis mutandis, est aussi celle de Musset au commencement de la Confession d’un Enfant du Siècle. Il y aurait à déterminer si chez Vigny et chez Musset ce style métaphorique et « monté » ne serait pas imité des bibliques Paroles d’un Croyant qui, nous l’avons déjà dit, avaient paru en 1833, avec un succès prodigieux.

Si ces premières pages sont déjà intéressantes, belles même par endroits, on peut dire admirable sans exagération le long passage, qu’on trouve plus loin, relatif à Héloïse et Abailard. Vigny — au sortir de quelle lecture ? d’un essai de Victor Cousin peut-être ? — ouvre là une digression inattendue, mais qui, jaillissant avec une force irrésistible, nous offre quelques-unes des pages les plus étonnantes non seulement de Daphné, mais de toute son œuvre. C’est une apostrophe soudaine, étrange par sa brusquerie, éloquente, et comme haletante, à Héloïse, l’amante d’Abailard, apostrophe mise dans la bouche de Stello, mais où l’on sent que c’est Vigny qui parle, qui crie du fond de son cœur passionné. Il y a là quelques lignes qu’on peut compter parmi les plus chaudes de notre littérature, et qui évoquent les nerveux sanglots et les exclamations brisées de Michelet. À travers l’histoire des deux amants Vigny chante, on le sent, un événement de son propre cœur. En Héloïse ne revoit-il pas parmi des souvenirs ardents madame Dorval, la grande aventure de sa vie ? Il devait être en pleine passion quand il a écrit ces pages brûlantes d’intellectuel amoureux. Et cela peut aider encore à établir l’époque de la composition de Daphné. Les amours de Vigny et de madame Dorval ont duré, croit-on, de 1832 à 1838.