avons citée au début et qui maintenant s’éclaire : c’est diviniser la conscience, c’est-à-dire élever à l’absolu les postulats du cœur, remplacer par la voix intérieure le commandement divin, instituer une morale qui se passe de religion. Par là Daphné se rattache à tout le lent effort de Vigny, qu’a bien montré entre autres M. Lauvrière, pour trouver un fondement laïque de la morale. Vigny en quelque façon est le Kant du romantisme : il remplace le devoir du vieux philosophe rigide de Kœnigsberg par l’honneur cher à l’aristocrate qu’il était profondément. Mais lorsqu’il écrivit Daphné, il n’était pas encore parvenu à ce point de pur stoïcisme. Ainsi que Libanius désabusé, il acceptait encore la religion pour sauver la morale : il était, comme on dirait aujourd’hui, pragmatiste.
L’« actualité » de Daphné n’a pas besoin d’être démontrée, s’il n’est pas de problème plus vital aujourd’hui que le problème de la morale indépendante. Diviniser la conscience, c’est encore ce que nous voulons, et nous n’arrivons pas plus à le faire, ce semble, que Libanius. La morale laïque ne s’est pas encore constituée de façon solide et indéniable. Nous aussi, à ce moment de l’histoire universelle peut-être symétrique de la décadence romaine, à cette heure où, malgré les efforts de quelques belles âmes analogues à celle de Julien, le dogme va s’affaiblissant, nous aussi nous paraissons bien, en dernière analyse, pris dans le même dilemme que les Romains du ive siècle : ou la foi, ou l’anarchie. Sans la foi, la morale croule, car nous ne pouvons, jusqu’à présent du moins, concevoir de morale autre que mystique : une morale n’existe pas sans impératif, et un impératif rationnel n’en est pas un, puisqu’il est discutable. Mais d’autre part il est difficile aux Européens d’aujourd’hui, comme aux Romains grécisés du temps de Julien, d’avoir dans les dogmes la foi des peuples jeunes. Certains d’entre nous, comme le Julien de Vigny, prêchent cette foi aux autres sans la sentir en eux-mêmes. À ceux-là s’adressent directement les paroles de Libanius : « J’ai cru quelque temps que l’on pouvait dorer les idoles et blanchir les temples, mais je vois qu’ils n’en paraissent que plus vieux. » Et plus loin : « Les hommes les plus vulgaires ont un sentiment de la vérité. Ils pensent que les dieux sont usés, que nous n’y croyons plus. » Ces restaurateurs du culte laissent