Page:Revue de Paris, 19è année, Tome 3, Mai-Juin 1912.djvu/703

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par l’éloquence, à ce couvent de Cluny dont les moines voulurent l’empoisonner pour se venger de son éclat. Il eut cette récompense divine de trouver sur la terre une femme digne de lui et assez forte pour lui obéir, pour enlever à la vue des hommes un corps inutile à leur amour, et pour lui conserver son âme ardente et chaste comme un brûlant séraphin. En elle alors, il put verser en paix, et en toute confiance, les grandes douleurs des combats de la pensée et les nobles peines du génie trahi.

— Marchons, marchons, — dit le Docteur Noir, en pressant ses pas, — tout ceci nous conduit à la question qui nous occupait, mais ne saurait la résoudre encore. Il semble que tout s’unisse pour nous entretenir dans une seule idée : le chemin, les rues nous en parlent ; les hommes, les accidents, les eaux, les pierres, tout s’en mêle. Voyez cette rue ! voyez ! ici Ramus[1] fut lapidé, égorgé et jeté par les fenêtres pour avoir séparé l’I du J et l’U du V, et attaqué Aristote outre cela. Il est vrai que l’on prit pour prétexte son calvinisme et la Saint-Barthélemy pour occasion, mais le fond de la chose est qu’il avait médit d’Aristote. Ce n’était pas peu de chose que ce crime, car Aristote, c’est l’immobilisation même de l’espèce humaine, et quand une fois on l’avait bien étudié et enseigné comme les braves théologiens de la Faculté, on le défendait unguibus et rostro, et l’on faisait gaiement arracher les entrailles de Pierre de la Ramée par ses jolis petits élèves. — Mais, marchons, marchons toujours. C’est l’éternel frottement de l’homme esprit et de l’homme matière, rude étreinte dans laquelle le premier doit encore longtemps succomber. Mais nous examinerons cela plus tard. Je vous en conjure, marchons. Voyez-moi cette innocente religieuse qui se retourne timidement et ne se hasarderait pas à nous parler quand il s’agirait de sa part de Paradis. Elle nous fait seulement comprendre qu’il est bien cruel à nous de la faire ainsi rester les pieds sur le pavé mouillé et l’épaule à la pluie, tandis que nous pourrions hâter le pas et que la foule ne nous obsède

  1. Ramus (Petrus), de son vrai nom Pierre de la Ramée (1515-1572), sentant le vide de la philosophie qu’on enseignait alors, résolut de la réformer et attaqua avec force Aristote. Ayant embrassé le calvinisme, il fut tué à la Saint-Barthélemy.