Page:Revue de Paris, 23e année, Tome 6, Nov-Dec 1916.djvu/766

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L’amour suivait sa voie comme la gravitation, comme les rayons qui voyagent dans la nuit interstellaire, comme les âpres semences des ajoncs et des ronces : parce qu’il contient l’Énigme totale, il s’adapte à toutes les énigmes.

Il croissait en Pierre et Philippe, d’autant plus fort qu’ils étaient plus faibles. Il croissait en Valentine, douloureux et craintif, aussi chaste que ce fleuve d’argent qui, par les grands soirs, semblait couler de la lune sur les flots intarissables.

Cependant, les jeunes hommes ne cessaient de se métamorphoser. Une alimentation intensive leur rendait les énergies perdues et augmentait rapidement leur densité. L’anomalie troublante qu’on avait remarquée à Gavres, diminuait. Vers le milieu de novembre, ils pesaient chacun cinquante-cinq kilogrammes environ, sans que leur embonpoint eût subi une variation sensible. À la vérité, le visage était presque normal ; les joues n’étaient plus aussi creuses, mais le reste du corps demeurait svelte et maigre.

Il se faisait aussi une métamorphose psychique ou plutôt physiologique. S’ils éprouvaient toujours la même tendresse l’un pour l’autre, leurs nerfs supportaient mieux les intervalles de séparation. Il fallait maintenant un temps assez long pour qu’ils ressentissent dans toute son intensité l’impression de faiblesse, d’angoisse et de solitude que causait à chacun des deux l’absence de l’autre. Sans doute, dès qu’une certaine distance les séparait, Philippe et Pierre ressentaient vite du malaise ; mais ce malaise était tolérable pendant plus d’une heure. Ce n’est qu’ensuite qu’il commençait à devenir une souffrance et à donner une sensation de grande fatigue. Ils ne se soumettaient pas volontiers à une telle épreuve, mais ils en admettaient l’utilité. Et quelqu’un les y obligeait…

Car une personnalité sagace et énergique leur donnait ses soins et leur imposait sa volonté. C’était le vieux neurologue. Bernard Savarre, dont on voyait le sanatorium, au delà de la grande falaise, au milieu d’une lande. On n’y soignait que des créatures étranges.

Quatre bâtiments, séparés par des jardins, abritaient les malades, classés selon leurs tares. Quoiqu’il vécût depuis vingt-cinq ans avec des neurasthéniques et des déments, Savarre gardait une âme saine, tandis que la singulière