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LES QUATRE FILS D’ÈVE

Et puis, Ève avait beau mettre au monde un enfant tous les ans, quelquefois deux, ― elle ne pouvait pas s’en dispenser, puisqu’elle avait la mission de peupler la terre, ― elle demeurait toujours aussi jolie.

À peine Adam, assis sur le pas de sa porte, avait-il essuyé la sueur de son front et commencé à goûter la douceur du repos, que la voix d’Ève l’arrachait à ce bien-être passager :

― Écoute, Adam ! Puisque tu n’as rien à faire, tu peux bien t’occuper à mettre la table.

Il arrivait même qu’elle se montrât injuste et agressive.

― Adam, lave-moi cette vaisselle. N’es-tu pas honteux de rester là, les bras croisés, tandis que je me tue de travail ?

Mais il y avait aussi des cas où elle prenait un ton de douce et caressante prière.

― Écoute, mon petit mari. Toi qui es si bon, tu devrais bien promener le bébé dans sa petite voiture. Le dernier-né, tu sais, celui qui porte le numéro soixante-douze. Tu vois bien, ma chère âme, que, seule comme je suis, je ne peux pas suffire à les soigner tous.

Et le travailleur infatigable, le bon procréateur d’un monde entier, mettait la table, lavait les assiettes et promenait le petit dernier dans une voiturette de son invention.

Ève aussi travaillait. Ce n’était pas une mince besogne de nettoyer, chaque matin, la morve de sept douzaines de moutards, de leur faire prendre un bain, de les sécher au soleil et de les empêcher de se battre entre eux jusqu’à l’heure du déjeuner. Mais elle était bien plus tracassée encore par d’autres préoccupations.

Aussitôt qu’Ève s’était vue hors du Paradis, elle avait ressenti les premières anxiétés de la pudeur et de la honte. Dès lors, sa longue chevelure ne lui parut plus suffisante pour cacher sa nudité, comme au temps où elle n’avait pas encore prêté l’oreille au méchant serpent. Lorsque, après avoir été une dame de la « haute », dans le Paradis, elle se vit réduite à n’être plus qu’une simple femme d’ouvrier dans le monde vulgaire, elle dut se confectionner en toute hâte un manteau de feuilles sèches qui la protégeât contre le froid et qui lui permît de se montrer dans une tenue décente aux êtres célestes.