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LES QUATRE FILS D’ÈVE

ce que vivront les personnes qui t’auront connu. « Il a été utile au progrès humain », diront les uns en se souvenant de tes flottes de navires marchands et des voies ferrées dont tu auras sillonné le désert. « Il a été un bandit, un monstre qui, pour gagner ses richesses, a sacrifié plus de vies humaines qu’un conquérant », affirmeront les autres en pensant que, pour chaque kilomètre de rails posés, tu auras empli d’ouvriers un cimetière. Et tous auront raison, tous diront la vérité : car, ce qu’il y a de plus drôle dans la vie des hommes, c’est que tous les hommes se réclament toujours de la vérité, de la vérité absolue et indiscutable, sans savoir que cette vérité absolue n’est qu’un songe et qu’il y aura toujours autant de vérités que d’intérêts. N’oublie pas cela, et poursuis ton chemin.

Le tour du quatrième enfant était venu, et celui-ci s’avança. Quand le Seigneur vit ce morveux, il se mit à rire. Le petit avait à peine deux pieds de haut ; mais le Tout-Puissant, à qui rien n’échappe, comprit tout de suite qu’il était le chéri de sa mère.

Le Tout-Puissant examinait ce minuscule personnage avec une gaîté mal dissimulée, considérait ses robustes épaules, sa tête énorme et son large front. Cet enfant avait le regard orgueilleux, et ses lèvres se contractaient dans une grimace où il y avait un mélange de mépris et d’adulation. Il tenait à la fois du roi et du comédien.

Le marmouset n’était nullement intimidé par la présence du Créateur. Il se tenait droit, une main sur la poitrine, l’autre appuyée sur le dossier d’une chaise. Son front élevé semblait attendre l’inspiration d’en haut. Il gardait la raideur d’un modèle, comme s’il eût posé devant le sculpteur chargé de sa future statue.

Sa mère le connaissait bien, et elle avait recours à lui, lorsqu’elle s’occupait à la confection de ses toilettes, pour faire tenir tranquille sa nombreuse progéniture.

― Viens, mon trésor, ― lui disait-elle. ― Fais-moi le plaisir d’amuser tes frères par un de tes discours.

Et le petit, entraîné par sa propre éloquence, parlait des heures et des heures sans savoir ce qu’il disait. Pendant ce temps-là, Ève avait le loisir d’achever son ouvrage.

― Toi, ― déclara le Tout-Puissant, ― tu seras le roi de