Page:Revue de Paris, 29è année, Tome 5, Sep-oct 1922.djvu/120

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moi, écrire ce dernier roman, et puis mourir : je m’y livrerai tout entier).

» Ah, mon ami ! j’ai une tout autre notion de la réalité, du réalisme, que nos réalistes déclarés. Mon idéalisme est plus réel que leur réalisme. Seigneur ! Si l’on racontait convenablement tout ce que nous autres Russes avons vécu durant les dix dernières années de notre évolution spirituelle, est-ce que nos réalistes ne crieraient pas à la fantaisie ? Et pourtant, c’est là le vrai réalisme !… Avec leurs procédés réalistes on n’expliquerait pas le centième des faits qui se sont réellement produits. Tandis que nous autres, nous avons même prévu des faits, grâce à notre idéalisme. Oui, cela nous est arrivé. Ami, ne plaisantez pas de mon amour-propre ; mais je suis comme saint Paul : « Puisqu’on ne me louange pas, je vais me louanger moi-même. »

Nous avons tenu à reproduire entièrement le long extrait de la lettre, bien que les lignes finales ne se rapportent pas directement au sujet ; mais elles nous révèlent la conception de l’auteur du procédé réaliste employé et nous signifient ainsi l’authenticité des hommes et des choses vus par lui sous un jour « idéaliste ».

Enfin, dans sa lettre à Strakhov du 24 mars 1870, il dit, parlant cette fois de La Vie d’un grand Pécheur : « Il m’est impossible de vous le promettre pour cette année (la publication du roman dans la revue de Strakhov : Zaria). Ne me pressez pas, et vous recevrez une chose consciencieuse et bonne. Du moins, le but de toute ma future carrière littéraire est dans la réalisation de cette idée ; car je ne saurais espérer vivre et écrire plus de six ou sept ans encore. »

On sait que Dostoïevsky ne s’est pas trompé de beaucoup, étant mort en février 1881, à l’âge de soixante ans. La mort l’a surpris à l’heure où il avait concrétisé sa vaste conception, tantôt en touches fortuites dans les romans L’Idiot et Les Possédés, dans le récit Le Songe d’un Homme ridicule, en d’autres pages du Journal d’un Écrivain ; tantôt méthodiquement dans La Confession de Stavroguine et dans Les Frères Karamazov, qui semblent bien former l’un des cinq romans de La Vie d’un grand Pécheur, quant au fond tout au moins, sinon par le cadre.

Mais ses pensées, ses sentiments, sa personnalité entière sont « livrés » dans le « plan » de la quintuple œuvre projetée. Un parallèle entre quelques traits essentiels qu’il prête à son futur héros et ceux qui marquent l’auteur, de son propre aveu, l’établira.

La définition d’ensemble du caractère du héros, placée à la tête du plan, contient, on l’a vu, ces deux traits fondamentaux : « Accroissement de la volonté et de la force intérieure » puis : « Orgueil incommensurable et lutte contre la vanité. »

Certes, Dostoïevsky ne s’y peint point trait pour trait. Songeons qu’il s’agit d’une interprétation synthétique de la réalité, d’une création de types d’après d’autres modèles apparentés à sa personnalité. Ainsi, M. Brodsky, du « Centroarchive », voit dans un certain