Page:Revue de Paris, 29è année, Tome 5, Sep-oct 1922.djvu/122

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Dostoïevsky s’exprime de même dans sa lettre de 1847, à son frère Michel : « Dieu que de sages à barbe blanche, bassement bornés, connaisseurs de la vie, fiers de leur expérience, c’est-à-dire sans personnalité propre (car tous sont faits sur le même patron), prêchant constamment la nécessité d’être content de son destin, de savoir se limiter dans la vie, d’être content de sa situation, et cela sans se préoccuper du sens de ces mots, le contentement qui fait penser à la restriction et à la mise à l’épreuve monastique, des misérables qui, avec une mesquine méchanceté inlassable, condamnent une âme forte et ardente parce qu’elle ne sait se soumettre à leur règle quotidienne, à leur calendrier de l’existence. Ce sont bien des misérables, avec leur comique bonheur terrestre ! Des misérables ! »

Le « grand pécheur » (comme Stavroguine, son double) aimait étonner de ses grossièretés soudaines envers ses proches, passe pour « un monstre ». Dostoïevsky avoue ses insolences envers ses professeurs et, dans la lettre que nous venons de citer, il dit notamment : « J’ai un caractère si repoussant ! Je t’ai toujours apprécié plus haut que moi. Je suis prêt à donner ma vie pour toi et les tiens ; mais, parfois, alors que mon cœur est saturé d’amour, il est impossible d’entendre de moi un mot de tendresse. On dit que je suis sans cœur… Que de fois je me suis montré grossier envers Émilie Fedorovna (la femme de son frère Michel), la plus noble des femmes, mille fois meilleure que moi !… »

Trait de caractère assez tolérable chez un homme névrosé, mais qui, chez le romancier comme chez son héros, s’exacerbe quand survient la crise de la « descente dans l’abîme ». « Partout et en tout, j’atteins la dernière limite ; toute ma vie, je n’ai fait que de la franchir », écrit Dostoïevsky à Maïkov, en 1867. Il le confessait à propos d’une perte, au jeu pendant son séjour à l’étranger : « Passant à proximité de Baden-Baden, j’ai eu l’idée de m’y arrêter. J’étais tourmenté par l’idée de risquer dix louis dans l’espoir de gagner deux mille francs : c’étaient quatre mois d’existence avec tous mes Pétersbourgeois (sa femme, son enfant et sa belle-mère). Le plus vilain de cette affaire est qu’il m’était déjà arrivé de gagner. Mais le pire est que ma nature est vile et excessivement passionnée. »

Finalement, il perd tout son argent et, contraint de mettre en gage ses vêtements, puis ceux de sa femme, il ne s’arrête que lorsqu’il n’a plus rien à engager. Au reste, cette aventure est contée avec une sincérité édifiante dans son roman Le Joueur.

La question d’argent préoccupe fort aussi « le grand pécheur » : « J’aurai à mon service l’argent ; alors, qu’ils le veuillent ou non, ils viendront tous se prosterner devant moi », se dit-il. « L’argent résoudra toutes les questions. »

Le même souci ne cesse d’absorber Dostoïevsky durant sa vie, dans l’espoir de pouvoir travailler en paix et suivant son inspiration. « Toute ma vie je n’ai travaillé que pour l’argent, et tous les instants de ma vie sont remplis par ce besoin ; aujourd’hui plus que jamais »,