Page:Revue de Paris, 35è année, Tome 3, Mai-Juin 1928.djvu/351

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toisaient entre eux pour découvrir le futur « juge à Calarashi » et rêvaient comme seule l’enfance peut le faire.

J’allai les trouver, ce matin du jour où mon père s’en alla pour trois jours, à Giurgeni.

Je devais me munir d’un codrou[1] de mamaliga et de deux ou trois poireaux, victuailles pour cette journée de fuite à laquelle je me préparais, et, chez nous, chez la Doudouca, il n’y en avait pas. Mais Brèche-Dent, le fils du charron du village, m’avait promis de me les procurer. C’est lui que j’allai voir.

Je le rencontrai en route. Il était avec son père, tous deux allant jeter sur le Baragan la charogne d’une vache qu’on avait couchée sur une herse d’épines traînée par un cheval.

— Elle a été mordue par une belette, — me cria-t-il. — Viens voir : père va l’écorcher.

Ce fut vite fait, puis, la peau de la vache sur la herse, le charron se dépêcha de rentrer.

— Maintenant, — fit Brèche-Dent, — allons assaillir le boulanger ! Il est dans le village, avec sa cotiouga[2]. Peut-être qu’il y aurait moyen de lui chiper un pain. Ce serait épatant, pour notre galopade après les chardons, hein ? Une boulca[3]… Il y a longtemps que je n’en ai pas mangé. Toi non plus, sûrement.

Sûrement… Comme tous les paysans, j’en étais privé moi aussi. Mais, voler le boulanger, non, cela ne me disait rien !

— Je me contenterais d’un peu de mamaliga, — lui répondis-je.

Brèche-Dent m’allongea un horion :

— Que tu es bête !… Mamaliga et poireau, tu en auras, c’est entendu, mais le pain est meilleur.

Combien il devait être meilleur, surtout pour les pauvres petites bouches, je m’en suis convaincu en arrivant dans le

  1. Bon morceau.
  2. Espèce de tombereau fermé.
  3. Pain, en argot.