Page:Revue de Paris, 35è année, Tome 3, Mai-Juin 1928.djvu/50

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quoi ma mère l’aimait beaucoup, beaucoup. Elle me le disait quand, à la pêche tous deux, voyant ses affreuses varices, je lui demandais pourquoi elle laissait au père les travaux les plus faciles :

— C’est parce que je l’aime, mon petit… Dieu l’a fait ainsi et me l’a donné pour mari. Ce n’est pas sa faute, à lui, le pauvre homme…

Voilà comment nous vivions à Laténi.

J’étais alors âgé de neuf ans. Avec ma mère, qui ne s’avouait jamais fatiguée, j’allais toujours à la pêche, que ce fût pendant les inondations, — quand la carpe venait frapper à notre porte, — ou pendant les autres mois de l’année, quand il fallait la chercher dans la Borcéa.

Là, il ne s’agissait plus de pêcher au cazan, mais avec le kiptchell, le prostovol, le plassa, ou les vârchtii, parfois même au navod, en compagnie des autres pêcheurs.

Il fallait voir cette femme pêcher, pour savoir ce que c’est qu’une Olténienne qui aime son mari ! Surtout quand elle lançait en rond le prostovol, — les bras nus jusqu’aux épaules, la jupe ramassée tout en haut, la chevelure bien serrée dans la basma[1], les yeux, la bouche, les narines, tendus vers l’infini marécageux, — on eût dit qu’elle allait retirer tout le poisson de la Borcéa.

Alal pour une femelle ! s’écriaient les pêcheurs qui la voyaient faire.

Et quand même nous étions dans le pétrin : donc, ça ne vaut pas la peine de trop s’éreinter dans ce monde ; le travail ne mène à rien.

Pendant que nous pêchions, — car, moi aussi, je pêchais ma part, — le père, à la maison, salait, salait à tour de bras, remplissait des cuves, essorait le poisson mordu à point par le sel et l’arrangeait pour la vente.

Vente… Que le Seigneur vous en garde ! Cinq à dix francs les 100 kilogs de poissons, vendu en gros et sur place aux marchands rapaces. Et encore, on était content de pouvoir

  1. Voile léger.