Page:Revue de Paris, 35è année, Tome 3, Mai-Juin 1928.djvu/56

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éteints de notre cheval et la face terriblement allongée du père. Quant à la carriole, elle irait avec le reste : encore quelques jours de canicule et elle ne serait plus qu’un amoncellement de bois et de ferraille. Depuis deux jours déjà, ses roues ne tenaient plus qu’à peine ; quant au cheval il tombait tous les cent pas. On le remettait sur ses pattes, en le soulevant par la queue. Mais cette façon de traverser le Baragan plongeait te père dans un mutisme chaque jour plus effrayant pour moi, qui me rappelais ses paroles au matin du départ.

J’aurais bien voulu disparaître, me sauver pour de bon. C’était sinistre, ce silence du père, pareil à celui du Baragan, que seuls interrompaient les cris perçants des orfraies et des vautours au cou dénudé qui avaient leurs nids creusés dans l’infini défilé des mamelons dont la silhouette se profile au loin depuis que le monde existe. L’apparition de ces oiseaux de proie au dessus de nos têtes m’obligea de ne plus quitter le père d’une semelle. Je ne craignais pas les vautours, qui sont poltrons et se contentent de dévorer quelque charogne jetée hors des pâturages, mais je redoutais fort les orfraies, dont on disait qu’elles s’attaquent aux troupeaux de brebis et emportent parfois des agneaux dans leurs serres.

Cette crainte ne me déplaisait pas complètement. Près d’un compagnon joyeux et armé d’un fusil, je me serais même découvert une âme haïdouque, rêvant danger et vaillants exploits. Mais, Dieu, qu’il est triste de se mesurer avec le Baragan, — où tout est vaillance et périls, — aux côtés d’un homme écrasé par la vie !

Le talonnant de près, à travers cet infini peuplé de contes merveilleux, je me demandais souvent qui était ce père que rien n’intéressait en dehors de sa flûte ? Je ne l’avais jamais vu embrasser ma mère, et, pour moi, il n’eut que de très rares caresses, lors de notre arrivée à Laténi. Aussi, j’en savais de lui autant que de notre cheval, encore moins peut-être.

Voilà en quelle lamentable compagnie j’osai, à douze ans, « partir en haïdouquie », dans ce royaume des chardons, qui sont des histoires…

Il était midi quand nous stoppâmes sur la route de Marcu-