Page:Revue de Paris, 35è année, Tome 3, Mai-Juin 1928.djvu/620

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Dans le champ de père Toma régnait presque la même indifférence. C’est qu’ils étaient aussi mariés, et Toudoritza, qui ne l’était pas, en éprouvait du chagrin. Vêtue d’une blouse et d’une jupe à grands dessins aux couleurs éclatantes, le toulpan, blanc de neige, sur la tête, elle cueillait les épis avec une vitesse mécanique, sans en manquer un seul, comme il arrive parfois. Les paniers se remplissaient à vue d’œil. On allait les vider dans le char, où le maïs brillait au soleil comme de l’or. Les épis qui n’étaient pas suffisamment secs, on les attachait deux par deux, au moyen de leurs propres feuilles, tressées, et nous en accrochions jusqu’aux cornes des bœufs, au moment du départ pour le village.

J’aimais beaucoup à me trouver près de Toudoritza, pour laquelle je me serais jeté au feu, si cela avait pu diminuer son chagrin. Et elle, comprenant mon attachement de chien, se plaisait avec moi :

— Te suis-je chère, Mataké ? Il paraît… Et c’est bien : je me sens si seule !

— Mais que puis-je te souhaiter, Toudoritza ?

— Que Stana crève !… ou que le monde brûle !

C’était bien difficile de voir s’accomplir ce qu’elle voulait que je lui souhaite, car sa rivale se portait comme une belle pivoine et gambadait comme une génisse, là, tout près de nous, dans le champ du boyard. Et pour ce qui était du « monde » que Toudoritza voulait voir « brûler », ce monde-là se portait encore mieux que Stana. On le voyait, avec son beau konak, tout en chêne et en maçonnerie, hissé sur le flanc de la grande colline qui dominait le village, avec ses greniers qu’on remplissait de maïs, malgré la sécheresse, avec ses étables garnies de bétail, avec sa bruyante basse-cour et ses nombreux argats qui faisaient la navette entre les champs et le konak, en conduisant un magnifique attelage. Il n’était pas près de brûler, ce monde qui enlevait à Toudoritza son Tanasse et la rendait malheureuse.

Toute la commune prenait part au malheur de Toudoritza et toute la commune haïssait Stana, non pas tant parce que celle-ci se comportait comme une târâtura, mais parce que,