Page:Revue de Paris, 35è année, Tome 3, Mai-Juin 1928.djvu/63

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— … Rien que ça !… Bon Dieu de bon Dieu !… Et maintenant ?

— Nous scions du bois, depuis une semaine… Et je croyais qu’il nous était permis, à nous aussi, de manger des sarmale, car nous trimons dur.

Le surlendemain de ce soir de grand chagrin, nous partîmes avec Gravila qui, lui, retournait à son foyer, tandis que nous… où allions-nous ? De Laténi, en tout cas, ni le père ni moi n’en voulions plus. Nous ne nous l’étions pas avoué, mais nous le lisions sur le visage l’un de l’autre. Et cependant, nous montâmes, sur son invitation, dans la voiture de notre voisin de commune, tellement nous étions las de toute volonté. Nous le fîmes, je crois, par peur de nous retrouver seuls.

Ce furent trois jours et trois nuits de voyage muet, avec de longues haltes où l’on n’entendait que les éternuements des chevaux, — trois jours de bonne route, en côtoyant la Borcéa et le Baragan qui m’appelait, me voulait, me promettait tout ce que je ne pouvais pas trouver entre ce père et Gravila dont le silence me donnait le vertige. Ils étaient devant, moi, derrière, et je regardais leurs dos courbés. De temps en temps, un charretier nous croisait :

— Bonjour, à vous, — disait-il.

— Nous vous remercions, — répondaient les deux taciturnes.

C’était tout, grincement des essieux, bruit monotone des roues, ciel et terre sans commencement ni fin ni espoir. Une longue route glissait en arrière, une autre, tout aussi longue, nous attendait en avant, tout aussi ennuyeuse, écharpe morte qui mène l’homme par le bout du nez.

Et voici que, le troisième jour de marche, vers le soir, nous apercevons, au loin, un gros chien qui reste assis sur ses pattes de derrière, les oreilles braquées, et regarde avec espoir, au milieu de la route. Je suis certain que c’est mon Oursou, je saute de la voiture et cours à lui, tandis qu’il court à moi, nous nous heurtons l’un contre l’autre et roulons dans la poussière, où il me mordille, me couvre de bave et pisse sur mes pieds nus, puis me lâche et va sauter sur le dos du père qui le serre ensuite contre sa poitrine.