Page:Revue de Paris, 35è année, Tome 3, Mai-Juin 1928.djvu/645

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colline nous masquait Trois-Hameaux et son enfer ; le bombardement avait cessé. Costaké lâcha les rênes, frotta les chevaux avec un bouchon de paille et s’écroula au fond de la voiture, le visage dans le foin.

Tout autour de nous, la campagne infinie, fraîchement labourée. Les bergeronnettes sautillaient d’un sillon à l’autre, hochant la queue, tandis que, du haut de l’azur, une alouette nous envoyait ses trilles.

Nous nous regardions, Brèche-Dent et moi, sans oser prononcer un mot. Ce n’était plus de la terreur, ce que nous sentions, mais un grand besoin de dormir. Jamais nous n’aurions cru que la misère des cojans et la cruauté des boyards déclencheraient de telles horreurs. Nous en avions les yeux pleins. Nos narines conservaient encore l’odeur du sang et de la poudre. Notre tête bourdonnait de tous les cris de désespoir entendus.

Cette histoire de chardons !

Maintenant, nous la croyions finie. Hélas, il n’en était rien !

Un bruit de galop nous réveilla brusquement. Costaké, debout dans la voiture, les rênes à la main, écouta un instant, pour se rendre compte d’où venait le bruit :

— C’est la cavalerie ! — murmura-t-il. — Ils sont derrière la colline !

— Hi ! les rouans ! Voici les « chardons » qui « se tiennent chardon à nos trousses[1] ! »

Ce furent les dernières paroles du bon Costaké.

Trois cavaliers surgirent au tournant de la côte que nous venions de descendre. Invisibles pour eux, nous les regardions du fond de la voiture, où nous restions blottis, atterrés, le souffle coupé, alors que notre pauvre ami, ne se doutant peut-être pas que son dos leur offrait une cible, frappait, frappait. Ils ne firent qu’un bond, pour nous rattraper, et nous les vîmes stopper à cinquante pas, épauler leurs carabines et tirer. Dans la course assourdissante du véhicule, je sentis le corps de Costaké tomber par-dessus bord. Et ce

  1. Être « chardon », ou poursuivre, tel un chardon : expression roumaine caractérisant quelqu’un dont on ne peut se débarrasser.