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LE FEU

le plus délicat des velours. Sa brève réponse évoquait un lieu de supplice où elle devait retourner pour se soumettre à une torture qu’elle connaissait bien. Pareille à un fer trempé dans les larmes, une volonté douloureuse luisait à travers le voile de sa beauté juvénile.

— Demain ! — s’écria Stelio, qui ne cacha pas son regret sincère. — Vous avez entendu, madame ?

— Je sais, — répondit la Foscarina en prenant avec douceur la main de Donatella ; — je sais, et c’est pour moi une grande tristesse de la voir partir. Mais elle ne peut rester plus longtemps éloignée de son père. Peut-être ignorez-vous encore…

— Quoi ? — demanda Stelio avec vivacité. — Il est malade ? C’est donc vrai, que Lorenzo Arvale est malade ?

— Non, il n’est que fatigué, — répondit la Foscarina en se touchant le front, d’un geste peut-être involontaire, mais qui fut pour Stelio la révélation de la menace horrible suspendue sur le génie de cet artiste, naguère fécond et infatigable comme un maître d’autrefois, comme un Della Robbia ou un Verrocchio. — Fatigué… fatigué seulement… Il a besoin de repos et de baumes. Et le chant de sa fille est pour lui un baume sans pareil. N’avez-vous pas foi, vous aussi, dans les vertus curatives de la musique ?

— Certes, répondit-il, Ariane possède un don divin par où son pouvoir dépasse toute limite.

Le nom d’Ariane lui venait spontanément aux lèvres pour désigner la cantatrice telle qu’il la voyait : car il lui semblait impossible de mettre devant le nom véritable de la jeune fille l’appellation ordinaire qu’imposent les habitudes mondaines. Il la voyait intacte et singulière, libre des petites attaches de la coutume, vivant d’une vie propre et circonscrite, pareille à une œuvre d’art où le style aurait imprimé son inviolable sceau. Il la voyait isolée comme ces figures que fait ressortir un contour approfondi et net, étrangère à la vie commune, fixée dans une pensée très secrète ; et déjà, en face de ce recueillement impénétrable, il éprouvait une sorte d’impatience passionnée, semblable à celle de l’homme curieux en face d’une hermétique fermeture qui le tente.

— Ariane, dit-elle, avait pour ses peines, le don de l’oubli, qui me manque.