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LE FEU

l’harmonie de sa vie est complète. Comme je voudrais que vous entriez dans son nid ! Vous y auriez un exemple vraiment admirable de ce que je vous disais tantôt, à la nuit tombante. Voilà un homme qui, obéissant à son goût natif pour la ténuité, a su se composer avec un art minutieux sa petite fable où il vit béat comme son aïeul morave dans l’Arcadie de Rosswald. Ah ! je sais de lui mille choses exquises !

Une large péotte, ornée de lanternes multicolores, chargée de musiciens et de chanteurs, était arrêtée sous le palais de Desdémone. La vieille chanson de la jeunesse brève et de la beauté passagère montait doucement vers la petite femme qui écoutait en souriant de son rire enfantin, entre sa guenon et son barbet, comme dans une estampe de Longhi :

Do beni vu ghavè,
Beleza e zoventà;
Co i va no i torna pià,
Nina mia cara[1]

— Ne vous semble-t-il pas, Effrena, que voici l’âme vraie de Venise, et que l’autre, celle dont vous avez présenté l’image à la foule, est la vôtre seulement ? — dit la Foscarina en balançant un peu la tête au rythme de la molle chanson qui coulait dans tout le Grand Canal, répétée au loin par d’autres barques mélodieuses.

— Non, répondit Stelio ; ceci n’est point l’âme vraie de Venise. En nous existe, vagabonde comme un papillon voletant à la surface de notre âme profonde, une animula, un minuscule esprit joyeux qui souvent nous séduit et nous amène à nous incliner vers les plaisirs aimables et médiocres, vers les passe-temps puérils, vers les musiques légères. Cette animula vagula existe même dans les natures les plus graves et les plus violentes, pareille à ce clown attaché à la personne d’Othello ; et quelquefois elle trompe notre jugement. Ce que vous entendez maintenant chantonner sur les guitares, c’est l’animula de Venise ; mais son âme vraie ne se découvre que dans le silence, et plus terriblement, soyez-en sûre, en

  1. « Vous avez deux biens, — beauté et jeunesse ; — quand ils s’en vont, ils ne reviennent plus, — ma chère Nina… »