Page:Revue de Paris, 7è année, Tome 3, Mai-Juin 1900.djvu/26

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
22
LA REVUE DE PARIS

— Hier soir, donna Andriana m’a parlé d’elle avec beaucoup de chaleur, comme d’un prodige. Elle m’a dit que la pensée de désensevelir Ariane lui était venue à entendre Donatella Arvale chanter divinement l’air : « Come tu puoi — Vedermi piangere[1] ?… » Nous aurons donc chez vous une musique divine, Perdita. Oh ! comme j’en ai soif ! Là-bas, dans ma solitude, pendant des mois et des mois, il ne m’est donné d’entendre que la seule musique de la mer, trop terrible, ou la mienne, trop tumultueuse encore.

Les cloches de Saint-Marc donnèrent le signal de la Salutation angélique ; et leurs puissants éclats se dilatèrent en larges ondes sur le miroir du bassin, vibrèrent dans les vergues des navires, se propagèrent sur la lagune infinie. De Saint-Georges-Majeur, de Saint-Georges-des-Grecs, de Saint-Georges-des-Esclavons, de Saint-Jean-en-Bragora, de Saint-Moïse, de la Salute, du Rédempteur, et, de proche en proche, par tout le domaine de l’Évangéliste, jusqu’aux tours lointaines de la Madonna dell’Orto, de Saint-Job, de Saint-André, les voix de bronze se répondirent, se confondirent en un seul chœur immense, étendirent sur le muet amas des pierres et des eaux une seule coupole immense de métal invisible dont les vibrations atteignirent le scintillement des premières étoiles. Ces voix sacrées donnaient une idéale grandeur infinie à la Ville du Silence. Partant de la cime des temples, des hauts clochetons ouverts aux vents marins, elles répétaient aux hommes anxieux la parole de cette multitude immortelle que recélaient maintenant les ténèbres des nefs profondes ou qu’agitaient mystérieusement les clartés des lampes votives ; aux esprits fatigués par le jour elles apportaient le message des surhumaines créatures qui annonçaient un prodige ou promettaient un monde, figurées sur les parois des secrètes chapelles, dans les icônes des autels intérieurs. Et toutes les apparitions de la Beauté consolatrice qu’invoque la Prière unanime s’élevaient avec cette immense rafale de sons, chantaient en ce chœur aérien, illuminaient la face de la nuit merveilleuse.

— Pouvez-vous prier encore ? — demanda Stelio à mi-voix,

  1. « Comment peux-tu — me voir pleurer ?… »