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LE FEU

voix toute spirituelle où semblait se refléter l’ardeur candide et inextinguible d’une âme que le maître préférait comme la plus fidèle. — Si, quand tu seras sur l’estrade, tu jettes autour de toi un regard, tu les reconnaîtras aisément à l’expression de leurs yeux. Et ils sont là en grand nombre, et plusieurs sont même venus de très loin ; et ils attendent ta parole avec une anxiété que tu ne comprends pas, peut-être. Qui sont-ils ? Ce sont tous ceux qui ont bu ta poésie, qui ont respiré l’éther enflammé de ton rêve, qui ont senti la griffe de ta chimère ; tous ceux à qui tu as annoncé la transfiguration du monde par le prodige d’un art nouveau. Grand, très grand est le nombre de ceux que tu as séduits par ton espérance et par ta joie. Or, ils ont ouï dire que tu parlerais à Venise, dans le Palais des Doges, dans l’un des endroits les plus glorieux et les plus splendides qu’il y ait sur la terre. Ils pourront donc te voir et t’écouter pour la première fois au milieu de cette inestimable magnificence qui leur paraît le cadre approprié à ta nature. Le vieux Palais des Doges, resté dans les ténèbres pendant une si longue succession de nuits, s’illumine tout d’un coup et revit, ce soir. Pour eux, toi seul as eu le pouvoir d’en rallumer les torches. Comprends-tu, maintenant, leur anxieuse attente ! Et ne te semble-t-il pas que c’est pour eux seuls que tu dois parler ? Cette condition que tu imposes à l’homme haranguant une multitude, elle peut s’accomplir. Il dépend de toi de soulever dans leurs âmes une émotion forte qui les tourne et les oriente pour toujours vers l’Idéal. Combien d’entre eux, Stelio, garderont de cette nuit vénitienne un souvenir inoubliable ?

Stelio mit la main sur les épaules prématurément courbées du docteur mystique et, en souriant, répéta les paroles de Pétrarque :

Non-ego loquar omnibus, sed tibi, sed mihi, et his[1]

Il voyait en lui-même resplendir les yeux de ses disciples inconnus ; et il entendait maintenant résonner en lui-même avec une clarté parfaite, comme une modalité tonique, l’accent de son exorde.

— Néanmoins, — répliqua-t-il gaiement en s’adressant à

  1. « Je ne parlerai pas pour tous, mais pour toi, et pour moi, et pour ceux-ci… »