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LA REVUE DE PARIS

hommes, tant que persistera dans l’âme humaine l’aspiration à dépasser l’étroitesse de l’existence commune pour vivre une vie plus ardente ou pour mourir d’une plus belle mort.

« Je vois Giorgione qui domine la fête, sans reconnaître pourtant sa personne mortelle ; je le cherche dans le mystère du nuage igné qui l’enveloppe. Il apparaît moins à la façon d’un homme qu’à la façon d’un mythe. Sur la terre, nul destin de poète n’est comparable au sien. De lui, tout reste ignoré ; quelques-uns même sont allés jusqu’à nier son existence. Son nom n’est inscrit sur aucune œuvre, et plusieurs refusent de lui attribuer aucune œuvre certaine. Cependant tout l’art vénitien est enflammé par sa révélation ; c’est de lui que le Titien a reçu le secret d’infuser un sang lumineux dans les veines de ses créatures. En vérité, ce que Giorgione représente dans l’Art, c’est l’Épiphanie du Feu. Il mérite qu’on l’appelle « porteur de feu », à l’égal de Prométhée.

» Quand je considère la rapidité avec laquelle ce don sacré passe d’un artiste à l’autre et, de coloration en coloration, va rougeoyant toujours, j’imagine une de ces lampadophories que les Hellènes instituèrent afin de perpétuer la mémoire du Titan fils de Japet. Au jour de la fête, une troupe de jeunes cavaliers athéniens partait au grand galop du Céramique vers Colone, et leur chef agitait une torche allumée à l’autel d’un sanctuaire. Si la torche s’éteignait par l’impétuosité de la course, le porteur la remettait à un compagnon qui la rallumait en courant, et celui-ci à un troisième, et le troisième à un quatrième, et ainsi de suite, toujours en courant, jusqu’au dernier qui la déposait, rouge encore, dans le temple de Prométhée. Par ce qu’elle a de véhément, cette image représente bien pour moi la fête des maîtres coloristes à Venise. Chacun d’eux, même le moins illustre, a tenu au poing, ne fût-ce qu’un instant, le don sacré. Tel d’entre eux, comme ce premier Bonifacio qu’il faut glorifier, a cueilli avec des mains incombustibles la fleur interne du feu. ».

Les doigts du jeune homme cueillirent en l’air la fleur idéale. Et son regard alla vers la sphère céleste pour offrir silencieusement ce don igné à celle qui, là-bas, gardait le divin troupeau zodiacal. « À toi, Perdita !… » Mais la femme souriait, tournée vers une personne lointaine.