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LA REVUE DE PARIS

forces hostiles, ne pourrait pas vaincre la Mort dont la menace le poursuivait sans cesse. Ce féminin regard de vigilance et de crainte s’opposait ainsi au regard invisible de l’autre Femme et semblait envelopper le vieillard d’une vague ombre funèbre.

— Il paraît souffrir, — dit Daniele Glàuro. — Tu ne vois pas ? Il paraît sur le point de défaillir. Veux-tu que nous nous approchions ?

Effrena regardait avec une émotion inexprimable ces cheveux blanchis que le vent âpre agitait sur cette nuque sénile, sous les larges bords du feutre, et cette oreille presque livide, au lobe gonflé. Ce corps, qui avait été soutenu dans la lutte par un si fier instinct de domination, avait maintenant l’apparence d’un chiffon que la rafale devait emporter et perdre.

— Ah ! Daniele, que pourrions-nous faire pour lui ? — dit-il, éprouvant un besoin religieux de manifester par quelque signe sa révérence et sa pitié pour ce grand cœur oppressé.

— Oui, que pourrions-nous faire ? — répéta Daniele Glàuro, à qui se communiqua immédiatement cette fervente volonté d’offrir quelque chose de soi au héros qui endurait le sort humain.

Ils ne furent qu’une seule âme dans cet acte de gratitude et de ferveur, dans cette subite exaltation de leur noblesse profonde.

Mais ils ne pouvaient donner autre chose que ce qu’ils donnaient. Rien ne pouvait interrompre l’œuvre occulte du mal. Et ils s’affligeaient tous les deux, à voir ces cheveux blanchis, cette faible chose à demi morte, s’agiter sur la nuque du vieillard au souffle véhément qui venait du large et apportait à la lagune étonnée la voix et les écumes de la mer.

« Ah ! mer superbe, tu devras me porter encore ! Le salut que je cherche sur la terre, je ne le trouverai jamais. À vous je resterai fidèle, ô flots de la mer immense… » Les harmonies impétueuses du Vaisseau Fantôme se réveillaient dans la mémoire d’Effrena, avec l’appel désespéré qui les traverse de temps à autre ; et il lui semblait réentendre dans le vent la chanson sauvage de la chiourme sur le navire aux voiles rouges : « Iohohé ! iohohé ! Descends à terre, ô noir capi-