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LE FEU

curité de la terre depuis des siècles, depuis des millénaires ? As-tu parfois songé que ce spectacle surhumain et terrible aurait pu s’offrir à un autre : à un esprit jeune et fervent, à un poète, à un animateur, à toi, à moi peut-être ? Alors la fièvre, la frénésie, la démence… Imagine !

Il vibrait, et flambait emporté tout à coup par sa fiction comme par une rafale. Il avait dans ses yeux de voyant l’éclat des funèbres trésors. La force créatrice affluait à son esprit comme le sang à son cœur. Il était l’acteur de son drame ; son accent et son geste exprimaient une beauté et une passion transcendantes, outrepassaient le pouvoir de la parole articulée, la limite de la lettre. Et son frère demeurait suspendu à ses lèvres, tremblant devant cette splendeur soudaine qui répondait à ses propres divinations.

— Imagine ! La terre que tu fouilles est funeste : il doit s’en exhaler encore les miasmes des fautes monstrueuses. La malédiction qui pesa sur ces Atrides était si atroce que vraiment il doit en être resté quelque vestige, redoutable encore, dans la poussière que leurs pieds ont foulée. Tu es atteint par le maléfice. Les morts que tu cherches et que tu ne réussis pas à découvrir se raniment au dedans de toi violemment, respirent au dedans de toi avec le terrible souffle que leur a infusé Eschyle, énormes et sanglants comme ils te sont apparus dans l’Orestie, frappés sans trêve par le fer et par le feu de leur destin. Et voilà qu’en toi toute la vie idéale dont tu t’es nourri prend les formes et les reliefs de la réalité ! Et, dans ce pays de soif, au pied de cette montagne nue, enfermé dans la fascination de la ville morte, tu t’obstines à creuser la terre, à creuser la terre, avec ces effroyables fantômes toujours dressés devant tes yeux parmi la poussière brûlante. À chaque coup de pioche, tu trembles jusqu’aux moelles, inquiet de voir apparaître véritablement la face d’un Atride, intact encore, avec les signes encore visibles de la violence soufferte, du carnage inhumain… Et soudain, tu la vois ! L’or, l’or, les cadavres, une immensité d’or, les cadavres tout couverts d’or…

Ils étaient là, les princes Atrides, dans l’obscurité de la rue étroite, étendus sur les dalles, prodige évoqué. Le poète et l’ascète avaient eu tous deux le même frisson dans le même éclair.