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LE FEU

peuple, abandonnant ses demeures, émigrait aujourd’hui, attiré vers d’autres rivages, comme déjà fut tentée son héroïque jeunesse par la courbe du Bosphore, au temps du doge Pietro Ziani, et que la prière cessât de frapper l’or sonore des mosaïques, et que la rame cessât de perpétuer par son rythme la méditation de la pierre muette, Venise n’en resterait pas moins une Cité de Vie. Les créatures idéales que protège son silence vivent dans tout le passé et dans tout l’avenir. Toujours nous découvrons en elles de nouvelles concordances avec l’édifice de l’univers, des rapprochements imprévus avec l’idée née de la veille, de claires annonces de ce qui n’est en nous qu’un pressentiment, d’ouvertes réponses à ce que nous n’osons pas demander encore. »

Et il dénombra les aspects de ces créatures, leurs significations toujours diverses ; il les compara aux mers, aux fleuves, aux prairies, aux bois, aux rochers. Il en exalta les auteurs, « ces hommes profonds qui ne savent pas l’immensité des choses qu’ils expriment, plongés dans la vie par des millions de racines, non comme des arbres isolés, mais comme de vastes forêts… Continuant l’œuvre de la Nature, de la divine Mère, leur esprit se transforme en une semblance d’esprit divin, comme dit Léonard. Et, puisque la force créatrice afflue sans cesse à leurs doigts ainsi que la sève aux bourgeons des arbres, ces hommes créent avec joie. »

Tout le désir de l’artiste obstiné qui halète et peine pour obtenir ce don olympien, toute l’envie qu’il portait à ces gigantesques ouvriers de la Beauté, jamais las et jamais pris de doute, sa soif insatiable de bonheur et de gloire, se trahissaient dans l’accent avec lequel il avait prononcé les dernières paroles. De nouveau, l’âme de la multitude était sous l’empire du poète, sans opposition, tendue et vibrante comme une seule corde faite de mille cordes ; et chaque résonance y avait un prolongement incalculable : car en elle se réveillait le sentiment confus d’une vérité connue jadis, que tout d’un coup le poète lui rappelait sous la forme d’un message inouï. Elle ne se trouvait plus étrangère en ce lieu sacré où l’une des plus splendides destinées humaines avait laissé de si larges traces de splendeur ; autour d’elle et au-dessous d’elle, jusqu’aux derniers fonde-