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LE FEU

— En d’autres temps, moi aussi, j’aurais su peut-être conquérir un archipel.

— Que t’importe ! Une mélodie vaut une province. Pour une image nouvelle, ne céderais-tu pas une principauté ?

— Vivre, toute la vie, voilà ce que je voudrais, et ne pas être seulement un cerveau.

— Un cerveau contient le monde.

— Ah ! tu ne peux comprendre. Tu es l’ascète ; tu as dompté le désir.

— Et tu le dompteras aussi.

— Je ne sais si je voudrai.

— Tu voudras, j’en suis sûr.

— Adieu, Daniele. Tu es mon témoin. Tu m’es cher plus que nul autre.

Ils se serrèrent la main fortement.

— Je passerai au palais Vendramin pour avoir des nouvelles ! dit le bon frère.

Ces paroles évoquèrent de nouveau le grand cœur malade, le poids du héros sur leurs bras, le transport terrible.

— Il a vaincu, lui ; il peut mourir ! dit Stelio.

Il entra chez la Foscarina comme un esprit. Son excitation intellectuelle changeait l’aspect des choses. Le vestibule, éclairé par un fanal de galère, lui parut immense. Un felse, posé sur les dalles, près de la porte, le troubla comme la rencontre d’un cercueil.

— Ah ! Stelio ! — s’écria l’actrice qui, en le voyant paraître, se dressa d’un bond et s’élança vers lui impétueusement, avec tout le ressort de son désir comprimé par l’attente. — Enfin !

Brusquement elle s’arrêta devant lui, sans le toucher. Le rapide élan qu’elle refrénait vibra par tout son corps, depuis le talon jusqu’à la nuque, visible, et se répercuta dans sa gorge en un râle bref. Elle était comme le vent qui tombe.

« Qui t’a pris à moi ? » pensa-t-elle, le cœur serré par le doute : car, tout d’un coup, elle avait senti dans l’aimé quelque chose qui le rendait pour elle intangible, elle avait découvert