Page:Revue de Paris, 7è année, Tome 3, Mai-Juin 1900.djvu/756

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
752
LA REVUE DE PARIS

c’est toi qui l’as dite, mon amie ; elle est sortie de tes lèvres !

Elle ne répondait pas. Et, pour la première fois depuis qu’elle aimait, les paroles de l’aimé lui semblaient vaines, lui semblaient d’inutiles sons qui agitaient l’air mais n’avaient aucun pouvoir. Pour la première fois, il lui sembla que l’aimé lui-même était une faible et anxieuse créature, courbée sous les lois inéluctables. Elle eut pitié de lui comme d’elle-même. Voilà qu’il lui imposait, lui aussi, la condition d’être héroïque, le pacte de la douleur et de la violence. Au moment même où il essayait de la consoler et de la réconforter, il lui prédisait les fortes épreuves, la préparait au supplice. Mais que valait le courage, que valait l’effort ? Que pouvaient valoir les misérables agitations humaines ? Et pourquoi donc pensaient-ils à l’avenir, au lendemain incertain ? Le Passé régnait seul autour d’eux, et eux-mêmes n’étaient rien, et tout n’était rien. « Nous sommes des moribonds, toi et moi, nous sommes deux moribonds. Nous rêvons, et nous mourons. »

— Tais-toi ! — lui dit-elle avec un léger souffle, comme si elle eût cheminé dans une nécropole.

Et, à fleur de lèvres, un sourire apparut, presque imperceptible, pareil à celui qui était diffus dans les campagnes ; et ce sourire se fixa sur sa bouche, y demeura immobile comme sur les lèvres d’un portrait.

Les roues glissaient, glissaient sur la route blanche, le long des berges de la Brenta. Le fleuve, magnifique et glorieux dans les sonnets des abbés galants, à l’époque où sur ses eaux courantes descendaient les bateaux pleins de musiques et de plaisirs, avait maintenant l’humble aspect d’un canal où barbotaient, en bandes les canards verts et bleus. Par toute la plaine basse et mouillée, les champs fumaient, les plantes se dépouillaient, les feuilles pourrissaient dans l’humidité de la glèbe. Une lente vapeur d’or flottait sur l’immense décomposition végétale qui semblait atteindre aussi les pierres, les murs, les maisons, et les défaire comme les feuilles. Depuis la Foscara jusqu’à la Barbariga, les villas princières — où la vie aux pâles veines, délicatement empoisonnée par les fards et les parfums, s’était éteinte en badi-