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LA REVUE DE PARIS

et son nom devenait cher au peuple. La dissolution du parlement lui permit d’en faire solennellement l’épreuve : elle mit un terme à son mandat vénal, en 1802, et l’amena sur les hustings, véritables forum de la Grande-Bretagne où la multitude est souveraine, où elle distribue et retire les palmes populaires.

Il se mit sur les rangs pour le comté de Middlesex, dans lequel est comprise la localité de Londres. C’était ce même comté qui jadis avait si obstinément réélu John Wilkes. Burdett trouva dans le candidat des tories un concurrent agréable aux électeurs les plus influens, qui lui disputa le terrain pied à pied. Aussi les saturnales autorisées par l’usage dans ces jours de licence atteignirent-elles un degré de gravité inconnu jusqu’alors. Sir Francis, dans ses harangues à la populace, perdit toute mesure ; il l’entretint de sa souveraineté, de ses imprescriptibles droits ; parodiant jusqu’aux colères de la révolution française, il osa désigner la tour de Londres à ses ressentimens, en la flétrissant du nom de Bastille. Chaque journée du poll fut marquée par de véritables émeutes ; son adversaire faillit être mis en pièces. Cependant il est douteux que Burdett eût emporté la victoire, si, au moment décisif, il n’eût mis en réquisition quatre cents votans à la fois, inscrits comme propriétaires d’une parcelle de terrain où il y avait un moulin inachevé. Ainsi il eut recours une seconde fois à ces moyens honteux de la corruption qu’il condamnait avec tant d’énergie.

Cette manœuvre fut dénoncée, comme on le pense bien. Cependant les communes n’annulèrent le poll que deux ans plus tard, en 1804. Il fallut recommencer l’élection et la lutte. Cette fois, le candidat tory obtint une majorité de cinq voix : défaite dont la populace se vengea par de nouveaux désordres.

Sir Francis Burdett avait dépensé des sommes considérables dans ces deux élections. Cependant, ni cette prodigalité coupable, ni le zèle de ses amis, ni la faveur du peuple, n’avaient pu prévenir un échec. Ramené par ce résultat à des sentimens plus conformes aux idées dont il s’était constitué le défenseur, il prit le parti de ne plus acheter de suffrages et de ne devoir désormais son mandat qu’à la confiance spontanée des véritables électeurs. Ce fut encore son vieux maître qui lui inspira cette résolution. Horn Tooke était parvenu à ses fins ; la réforme avait son tribun ; une nouvelle bataille électorale ne pouvait plus ajouter à sa popularité ; il avait tout à redouter, au contraire, du contraste de ses pratiques secrètes opposées à la rigidité extérieure de ses principes, si ses ennemis avaient l’art de le mettre en relief. Les circonstances, d’ailleurs, promettaient le succès de ce système habile autant que sage. Fox venait de mourir ; son siège, depuis long-temps inféodé aux whigs, était devenu vacant. Burdett put ambitionner enfin les suffrages de ce peuple de Westminster, plus éclairé, moins turbulent que celui de la Cité, et qui se glorifiait de son antique attachement à la cause des libertés constitutionnelles ; nous disons ambitionner à dessein, car il ne les sollicita point. Cette distinction entrait dans le plan de conduite que lui avait tracé Horne Tooke. Le bruit fut répandu discrètement dans le public que Westminster ferait bien d’élire le chef des réformistes, mais celui-ci se réserva la faculté de le désavouer. Il y avait dans cette candidature de nouvelle espèce une nuance que l’un de ses amis politiques feignit de ne pas saisir, et voulut exploiter à son profit. Ce dissentiment fut la cause d’un duel où l’un et l’autre furent blessés.

L’aventure fit grand bruit. On assiégea la porte de l’homme dont les jours étaient si précieux, et six semaines après les avoir exposés pour prouver la sincérité de son éloignement des affaires publiques, il était proclamé l’élu de Westminster. C’est ainsi qu’il atteignit son but : il n’y avait pas d’exemple d’une élection aussi positivement libre, car il ne l’avait pas briguée, et elle ne lui avait pas coûté un farthing. Rien ne devait manquer à ce succès inouï, pas même une ovation plus extraordinaire encore. La veille de l’ouverture du parlement (le 29 juin 1807), un char triomphal vint le prendre à son logis dans Piccadilly.

Ce char, orné de somptueuses draperies et chargé de devises, était surmonté d’un fauteuil suffisamment élevé pour qu’il pût être vu de loin par la foule. C’est là que se plaça le grand homme du jour, pâle encore de sa blessure récente, la tête découverte, sa jambe blessée étendue sur un moelleux coussin de velours, l’autre écrasant du pied le monstre hideux de la vénalité et de la corruption. Quatre chevaux blancs traînaient ce roulant piédestal, devant lequel marchait à pas comptés le corps des électeurs de Westminster. Derrière venaient la femme et le frère du triomphateur, ses amis, ses cliens, et la populace entourait le Cortège en poussant des cris d’allégresse. C’est dans cet équipage que sir Francis Burdett se rendit à la taverne de l’Ancre et de la Couronne, quartier-général du radicalisme en ce temps-là.

La cause de la réforme avait fait un grand pas. Son niveau s’était élevé de Middlesex à Westminster, de tout le degré qui sépare le bas peuple de la classe moyenne. Encouragée par cet heureux symptôme, elle se hasarda à reparaître, après douze ans d’oubli, dans l’assemblée qui seule pouvait fixer son destin, et ce fut un des membres les plus considérés du parti whig, M. Curwen, qui présenta la motion. Malheureusement, le système, insuffisant déjà, qui s’y trouvait développé sortit entièrement défiguré de l’épreuve des deux premières lectures, et finit par succomber à la troisième. En vain Burdett, accourant comme ces réserves puissantes dont l’effort suprême rétablit souvent le combat, essaya de lier la chambre par un ajournement qui l’aurait forcée d’en finir avec cette grande question dans la session suivante, en vain il renchérit sur ses emportemens habituels et se fit rappeler à l’ordre. La violence n’est au fond que le masque de la faiblesse ; les partisans de la réforme s’étaient trop tôt réjouis ; les temps n’étaient pas mûrs, et dix ans devaient s’écouler encore avant qu’elle parût mériter de nouveau l’attention sérieuse des législateurs.

Cependant la nation, dont ces délais défiaient l’impatience, trouva bientôt l’occasion de manifester son inquiétude et ses justes ombrages. C’était en 1810. L’expédition de Waleheren avait déjà donné lieu, dans la chambre des communes, à des révélations fâcheuses pour l’honneur de plusieurs membres du cabinet, lorsque M. York, voulant leur épargner de nouvelles hontes, demanda au speaker que la galerie publique fût évacuée. Il en avait le droit : un ancien ordre permanent (standing order) portait que tout étranger qui pénétrerait dans la chambre serait livré à la garde du sergent d’armes. Cet ordre était tombé en désuétude ; chacun voyait dans la publicité des débats un correctif salutaire aux vices de la représentation : elle obligeait à quelque pudeur une assemblée corrompue ; elle rassurait le peuple, chez qui le mystère en politique enflamme toujours les soupçons ; sans elle, d’ailleurs, c’en était fait de la presse, qu’en Angleterre, où son influence est moins grande que parmi nous, on regarde pourtant comme un quatrième pouvoir qui maintient l’équilibre entre les trois autres. Sheridan, alarmé des conséquences possibles de cette prétention inattendue, voulut parer le coup en demandant à son tour qu’un membre ne pût désormais exiger l’exécution du standing order sans soumettre ses motifs au jugement de la chambre. Sir Francis Burdett appuya cette motion avec son impétuosité ordinaire ; la chambre, sourde aux injures comme à la raison, passa outre et confirma son premier vote.

Cette décision émut profondément le peuple de Londres ; elle touchait aux plus grands intérêts du régime constitutionnel, le contrôle de la presse, l’indépendance de la tribune. Tous les clubs politiques (il y en avait un presque dans chaque taverne) se soulevèrent à la fois contre l’application du droit dont le parlement avait abusé ; l’un d’eux, qui portait le nom de forum britannique, plus remuant que les autres, fit placarder son procès-verbal sur tous les murs de la métropole. C’était une violation manifeste des privilèges de la chambre ; aussi manda-t-elle à sa barre l’auteur de ce coup de tête, un certain John Gale-Jones, qui s’était fort mêlé aux complots des sociétés républicaines de 1791 à 1794. Cet homme n’eut pas le courage de son insolence ; il s’humilia devant ses juges et implora leur pardon ; mais, peu touchés de ce repentir tardif, ceux-ci l’envoyèrent cuver son patriotisme indiscret dans un cachot de Newgate. Une indisposition n’avait pas permis à Burdett de se rendre à cette séance. Le lendemain il prend la parole sur la délibération de la veille, dispute au parlement le droit d’incarcérer un citoyen, et demande la mise en liberté de John Gale. Efforts inutiles : l’assemblée passe à l’ordre du jour. Burdett s’indigne alors, il écrit à ses commettans une lettre où il qualifie la chambre des communes d’individus réunis en corps par des moyens qu’il est inutile de décrire, et envoie cette philippique à Cobbett, qui l’imprime dans sa fameuse feuille radicale, le Weekly Register.

À son tour, Burdett avait violé les privilèges de la chambre dont il faisait partie. Il ne l’ignorait pas, et sa conduite, en cette circonstance, fut réfléchie et le résultat d’un calcul habile. La liberté des citoyens anglais était à la merci d’une juridiction exceptionnelle, celle d’un parlement nommé par une oligarchie ; il fallait flétrir solennellement cet abus, lui porter un coup dont il ne se relevât point. L’arrestation de Gale ne suffisait pas ; en prenant son rôle et sa place, à un individu obscur Burdett substituait un personnage populaire, et soit que le parlement actuel reculât,