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LA REVUE DE PARIS

nier siècle, l’émancipation des catholiques, la condition de l’Irlande, la réforme enfin, retardées de vingt-cinq ans sans qu’elles eussent cessé de s’étendre, et léguées avec toutes leurs menaces, comme le poids de la dette, à la génération nouvelle ; tel fut le passif de cette victoire qui réalisa le rêve de Pitt, et que l’Angleterre avait accueillie d’abord comme le signal de la délivrance et d’une grandeur désormais sans limites. Il ne faut pas s’étonner que les années qui suivirent la conclusion de la paix universelle aient été sombres et troublées, il ne faut pas s’étonner qu’un seul homme n’ait plus suffi à cette mission que les tribuns exercent, avons-nous dit, sous le régime des aristocraties, et qui jusqu’alors avait été dévolue à celui-ci sans partage, que la popularité enfin soit allée s’abattre, selon les besoins du moment, sur des noms qui la représentaient mieux. Hunt, la reine Caroline, Hume, et plus tard O’Connell, arrachèrent le sceptre des mains de Burdett. Il n’y eut plus une cause unique de mécontentemens et de troubles ; le scandale des sinécures, le monopole de la nourriture du peuple, l’Irlande et le catholicisme, occupèrent la nation, la divisèrent et apparurent à la fois. La réforme elle-même se déplaça et alla établir son centre d’action dans ces cités récentes, Leeds, Manchester, Liverpool, Birmingham, que le travail moderne avait fondées, et qui, repoussées de la représentation nationale, étaient comme des argumens chaque jour plus convaincans et plus impérieux. En 1819, elles avaient perdu toute patience ; Birmingham, lasse d’attendre, se choisit un député sous le titre d’attorney législatif, et trouva un baronnet (sir Charles Wolseley) assez courageux pour accepter ce factieux emploi. À Manchester, le fougueux Hunt convoqua, dans la plaine de Saint-Petersfields, le premier meeting monstre qui ait effrayé l’empire ; quatre-vingt mille spectateurs accourus à sa voix avaient adopté pour cri de ralliement : Plus de corn-laws ! Les parlemens annuels ! le suffrage universel ! le vote par scrutin ! Les privilégiés prirent l’alarme ; la yeomanry, rassemblée à la hâte, chargea le peuple ; il s’ensuivit une mêlée affreuse où le sang fut versé, et l’Angleterre retentit des cris douloureux poussés par les victimes. C’était presque le commencement d’une guerre sociale ; car les rangs de la yeomanry étaient remplis de ces fermiers et cliens de l’aristocratie, ennemis naturels du peuple des manufactures depuis le moment où ils avaient obtenu le monopole des céréales.

L’importance politique de sir Francis Burdett dut décroître dans des circonstances si cruelles. Peut-être, au milieu de la douleur véritable où elles le plongèrent, la pensée lui vint-elle d’essayer de ressaisir sa popularité expirante. Quoi qu’il en soit, il écrivit à ses commettans une lettre où respirait la plus vive indignation, et la fit publier par la voie de la presse : nouvelle violation des privilèges du parlement qui l’amena devant les assises de Leicester. Son procès, commencé tard, traîna en longueur et ne réussit point à concentrer sur lui l’attention publique, Condamné, deux ans après l’évènement de Petersfields, à six mois de prison, il subit cette peine sans qu’elle produisît l’effet qu’il en attendait sans doute, et sa mise en liberté ne donna lieu cette fois à aucune espèce de cérémonie triomphale.

Cette indifférence du peuple qui succédait, dans un cas identique, à l’ivresse de 1810, prouve bien que Burdett n’était déjà plus l’unique héros de la multitude. Il nous reste à faire connaître la fin de sa carrière, qui en a démenti le début. Ce n’est qu’en peignant l’homme et en définissant son caractère que nous pourrons expliquer toute sa conduite subséquente et les tristes écarts dans lesquels il se jeta sur la fin de sa vie.

Depuis le jour où il était entré pour la première fois au parlement jusqu’à cette année critique de 1819, la cause de la réforme devait à Burdett tous les progrès qu’elle avait faits jusqu’alors. Maintenant que la question prenait une autre face, il aurait dû changer avec elle. Malheureusement, il n’eut ni l’intelligence de cette situation, ni même la conscience de ce qu’il se devait à lui-même. Quelque temps avant les troubles de Manchester, ayant repris sa motion de 1809, il s’en était tenu à sa tactique de 1789, c’est-à-dire qu’il avait renouvelé ses insultes contre le parlement. Son ironie avait été plus acérée même ; il avait traité ses collègues d’honnêtes procureurs qui faisaient en conscience les affaires de leurs mandataires, les marchands de bourgs (borough-mongers), et qui, à ce point de vue, étaient bien innocens de la corruption dont le peuple les accusait. Ce langage, qui avait été utile alors que les sarcasmes seuls pouvaient remuer une chambre décidée à ne rien entendre, était souverainement maladroit et déplacé en présence d’une crise prochaine, quand les plus prévenus en étaient arrivés à reconnaître qu’il y avait quelque chose à faire. À ce moment-là, Burdett pouvait, entrer dans une voie nouvelle ; abandonnant la théorie, il devait aborder le côté pratique de son œuvre populaire. C’est ce qu’il ne comprit pas ; il prononça lui-même sa déchéance de chef des réformistes, en laissant occuper cette position par lord John Russell, qui s’y porta immédiatement après le massacre de Manchester, et connaissant mieux le terrain, ne livra point des combats pour la gloire d’être battu, mais sans se rebuter jamais, quand une attaque générale n’avait pas réussi, reprit la question bourg par bourg et fit avancer le principe en emportant les faits. Ce n’est point la confiance du parlement, ce sont des facultés éminentes qui manquèrent à Burdett dans cette heure décisive ; c’est ce grain de génie qui permet en politique, aux tribuns comme aux hommes d’état, de se transformer sans cesse et de se régler toujours, sans dévier des principes, sur la mobilité des hommes et des choses.

Mais d’où vient que sir Francis Burdett s’obstina ensuite dans son erreur ? C’est qu’outre que son esprit manquait de portée, le jugement fut toujours obscurci en lui par la vanité, et qu’il manquait absolument d’ambition, Ce dernier reproche peut sembler étrange ; mais quoi de plus fâcheux en politique, de plus funeste que ces hommes qui sont tourmentés de la soif de s’élever sans jamais prétendre réellement à rien ? L’ambition dérive de l’égoïsme sans doute ; mais relativement à son objet, c’est une qualité sociale. La vanité sans l’ambition n’est que personnelle. C’est la folie de l’histrion avide d’applaudissemens, au point qu’il verrait avec joie le toit crouler sous les bravos.

La vanité de sir Francis Burdett passait toute croyance ; elle explique sa vie et ses penchans ; c’est parce qu’il était possédé de cette stérile passion qu’il a aimé, recherché la popularité pour la popularité, qu’elle lui a paru préférable à la cause même que la multitude adorait en lui, qu’il a tout fait, au moment où le peuple commençait à l’abandonner, pour regagner sa faveur, et que, quand il eut reconnu qu’elle lui était échappée sans retour, il n’a pas craint de ternir l’éclat de toute sa vie au lieu de se retirer du théâtre de ses triomphes et de se reposer dans sa vieille gloire.

La seconde partie de sa carrière, en effet, le montre partagé entre le dépit de se voir effacé par des célébrités nouvelles et le désir de reparaître au premier plan. Nous passerons rapidement devant le spectacle affligeant de ces luttes mesquines de la vanité blessée. Qu’il nous suffise de dire que, pendant cette denière période, la marche de Burdett devient de plus en plus incertaine ; son activité se partage ; un jour il s’enflamme pour l’émancipation catholique et semble avoir oublié la réforme. Mais chaque grand intérêt national qui l’attire encore, il s’en dégoûte, dès que cet intérêt devient plus populaire que lui-même, ou bien il cède en boudant la place à des hommes plus énergiques et plus résolus. C’est ainsi qu’il se brouille avec O’Connell, après l’avoir caressé, de même qu’il s’était brouillé avec Cobett, de même qu’il aurait rompu sans doute avec Horne Tooke lui-même, si celui-ci, désintéressé comme tous les hommes à grandes passions, ne s’était pas immolé pour lui faire un piédestal. À mesure que la réforme approche du terme désiré, on remarque que son zèle s’amortit, que sa fatigue augmente. En 1830, il a perdu jusqu’à sa violence ordinaire, et il prononce au grand étonnement de tous, sur une motion du marquis de Blandford, des paroles pleines de modération, de gravité et presque de tristesse. De toute cette dernière période de la vie de sir Francis Burdett, nous ne rappellerons que deux faits. L’un et l’autre sont également curieux.

En 1831, lorsque l’on put croire le bill de lord Grey compromis, il se forma des associations par toute l’Angleterre ; la plus importante, l’Union politique nationale, s’assembla dans Lincoln’s Inn-fields, à Londres. La présidence en avait été réservée au vétéran de la réforme ; déjà il occupait le fauteuil, lorsque des ouvriers s’avisèrent de demander à y représenter la classe des travailleurs. Là-dessus, Burdett s’emporte, dit qu’il ne reconnaît point ces distinctions de castes, et de colère abandonne le meeting. C’est ainsi qu’il donna sa démission de tribun.

Le second fait est celui qui a terminé sa longue carrière. La réforme avait enfin triomphé. Loin de se réjouir du succès de cette révolution si heureusement accomplie, loin de consentir à goûter en paix le fruit de ses honorables efforts, il ne put se résigner à l’oubli. Lors de la dissolution de 1837, au lieu de se représenter devant les électeurs de Westminster, qui pendant trente années lui avaient accordé leur confiance, on le vit solliciter les suffrages obscurs du North-Wiltshire. Cette désertion en confirma une autre dont on avait voulu douter jusqu’alors,