Page:Revue de Paris, Tome XXIV, 01-01-1855.djvu/21

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qui était le mien, et où l’autre allait profiter de l’erreur de mes amis et d’Aurélia elle-même. Les personnes les plus chères qui venaient me voir et me consoler me paraissaient en proie à l’incertitude, c’est-à-dire que les deux parties de leurs âmes se séparaient aussi à mon égard, l’une affectionnée et confiante, l’autre comme frappée de mort à mon égard. Dans ce que ces personnes me disaient, il y avait un sens double, bien que toutefois elles ne s’en rendissent pas compte, puisqu’elles n’étaient pas en esprit comme moi. Un instant même, cette pensée me sembla comique en songeant à Amphitryon et à Sosie. Mais si, ce symbole grotesque était autre chose, — si, dans d’autres fables de l’antiquité, c’était la vérité fatale sous un masque de folie ? « Eh bien, me dis-je, luttons contre l’esprit fatal, luttons contre le dieu lui-même avec les armes de la tradition et de la science. Quoi qu’il fasse dans l’ombre et la nuit, j’existe, — et j’ai pour le vaincre tout le temps qu’il m’est donné encore de vivre sur la terre.

X

Comment peindre l’étrange désespoir où ces idées me réduisirent peu à peu ? Un mauvais génie avait pris ma place dans le monde des âmes ; — pour Aurélia, c’était moi-même, et l’esprit désolé qui vivifiait mon corps, affaibli, dédaigné, méconnu d’elle, se voyait à jamais destiné au désespoir ou au néant. J’employai toutes les forces de ma volonté pour pénétrer encore le mystère dont j’avais levé quelques voiles. Le rêve se jouait parfois de mes efforts et n’amenait que des figures grimaçantes et fugitives. Je ne puis donner ici qu’une idée assez bizarre de ce qui résulta de cette contention d’esprit. Je me sentais glisser comme sur un fil tendu dont la longueur était infinie. La terre, traversée de veines colorées de métaux en fusion, comme je l’avais vue déjà, s’éclaircissait peu à peu par l’épanouissement du feu central, dont la blancheur se fondait avec les teintes cerise qui coloraient les flancs de l’orbe intérieur. Je m’étonnais de temps en temps de rencontrer de vastes flaques d’eau, suspendues comme le sont les nuages dans l’air, et toutefois offrant une telle densité, qu’on pouvait en détacher des flocons ; mais il est clair qu’il s’agissait là d’un liquide différent de l’eau terrestre, et qui était sans doute l’évaporation de celui qui figurait la mer et les fleuves pour le monde des esprits.

J’arrivai en vue d’une vaste plage montueuse et toute couverte d’une espèce de roseaux de teinte verdâtre, jaunis aux extrémités comme si les feux du soleil les eussent en partie desséchés, — mais je n’ai pas vu de soleil plus que les autres fois. — Un château dominait la côte que