Page:Revue de Paris - 1897 - tome 4.djvu/465

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

n’est arrivé au jardin depuis qu’on l’a quitté... Mais quand je serai mort, qui est-ce qui veillera sur le jardin ? Qui est-ce qui fera la besogne ? Sera-ce le jardinier ? Seront-ce les ouvriers ?... Oui ?... Oh ! alors, voici ce que je te dirai, moi, mon cher ami : l’ennemi le plus redoutable dans notre art, ce n’est pas le lièvre, ni le ténébrion, ni le froid ; c’est le mercenaire, c’est l’étranger.

— Et Tania ? — demanda Kovrine en riant. — Il est impossible qu’elle soit plus à craindre qu’un lapin : elle aime et comprend cet art, elle.

— Oui, certes, elle aime l’art et le comprend. Si c’est elle, après ma mort, qui doit avoir le jardin, qui doit en être la maîtresse, il est certain qu’il ne restera plus rien à désirer. Mais si, à Dieu ne plaise ! elle se mariait ? — murmura Yégor Sémionovitch en jetant sur Kovrine un coup d’œil effaré. —Voilà le hic !... Une fois mariée, elle aura des enfants, et alors elle n’aura plus le loisir de songer aux arbres fruitiers. Il y a une chose que je crains par-dessus tout, c’est qu’elle n’épouse un gaillard qui, poussé par l’amour du lucre, loue mon jardin aux maraîchères : alors, tout s’en ira au diable dès la première année ! Dans notre métier, c’est un vrai fléau que ces bonnes femmes !

Yégor Sémionovitch poussa un soupir. Après un moment de silence il reprit :

— C’est peut-être de l’égoïsme, André, mais je te le dirai franchement : je ne veux pas que Tania se marie. J’ai peur ! Il y a ici un jeune homme qui vient souvent racler du violon ; je sais que Tania ne voudra jamais l’épouser, je le sais bien, et cependant je ne peux le voir en peinture ! Au total, mon ami, je suis un drôle de corps. Je l’avoue.

Pessotzky se leva et, tout ému, fit le tour de la chambre ; on voyait bien qu’il avait encore une chose à dire, la plus importante sans doute, mais qu’il n’arrivait point à se décider.

— Je t’aime beaucoup, et je veux te parler à cœur ouvert, — dit-il enfin en fourrant d’un geste décidé ses deux mains dans ses poches. — Vois-tu, il y a des questions délicates que j’ai coutume d’aborder en formulant tout net ma pensée, car je déteste ce qui ressemble à une réticence. Or, je te le déclare