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LA REVUE DE PARIS

direction du nord-ouest. La distance est grande encore, et nous n’arriverons que dans la soirée, malgré la vitesse que les alizés nous donnent.

Depuis plusieurs jours, nous avons quitté, pour venir là, ces routes habituelles que suivent les navires à travers le Pacifique, car l’île de Pâques n’est sur le passage de personne. On l’a découverte par hasard, et les rares navigateurs qui l’ont de loin en loin visitée en ont fait des récits contradictoires. La population, dont la provenance est d’ailleurs entourée d’un inquiétant mystère, s’éteint peu à peu, pour des causes inconnues, et il y reste, nous a-t-on dit, quelques douzaines seulement de sauvages, affamés et craintifs, qui se nourrissent de racines ; au milieu des solitudes de la mer, elle ne sera bientôt qu’une solitude aussi, dont les statues géantes demeureront les seules gardiennes. On n’y trouve rien, pas même une aiguade pour y faire provision d’eau douce, et, de plus, les brisants et les récifs empêchent le plus souvent d’y atterrir.

Nous y allons, nous, pour l’explorer, et pour y prendre, si possible, une des antiques statues de pierre, que notre amiral voudrait rapporter en France.

Lentement elle s’approche et se précise, l’île étrange ; sous le ciel assombri de nuages, elle nous montre des cratères rougeâtres et des rochers mornes. Un grand vent souffle et la mer se couvre d’écume blanche.

Rapa-Nui est le nom donné par les indigènes à l’île de Pâques, — et, rien que dans les consonances de ce mot, il y a, me semble-t-il, de la tristesse, de la sauvagerie et, de la nuit… Nuit des temps, nuit des origines ou nuit du ciel, on ne sait trop de quelle obscurité il s’agit ; mais il est certain que ces nuages noirs, dont le pays s’enténèbre pour nous apparaître, répondent bien à l’attente de mon imagination.

À quatre heures du soir enfin, à l’abri de l’île, dans la baie où Cook vint mouiller jadis, notre frégate replie ses voiles et jette ses ancres. Des pirogues alors se détachent du singulier rivage et se dirigent vers nous, dans le vent déchaîné.